Ce qu’il y a de plaisant avec le genre de la chronique littéraire, lorsqu’elle est servie dans les règles de l’art, c’est qu’elle se lit avec un plaisir bien spécifique. Il n’est pas donné à tous les écrivains d’avoir le talent d’en écrire, ni d’ailleurs à tout lecteur d’en apprécier la saveur peu banale. Il y a dans ce genre à haut risque une forme de dandysme, qui met en avant un moi à la fois vulnérable et fataliste, avec cette pointe d’ironie qui sait rester aérienne. Le chroniqueur littéraire a digéré toutes sortes de références livresques, et jamais il ne les imposera avec brutalité à ses lecteurs. Car il reste toujours dans la nuance et l’entente tacite, pour émouvoir davantage en livrant ses sensations intimes.
L’ouvrage de Geoff Dyer, Les Derniers jours de Roger Federer (clin d’œil aux Derniers jours d’Emmanuel Kant de Thomas de Quincey, peut-être) paru aux éditions du Sous-Sol, entre à plein dans la catégorie de la chronique littéraire. L’auteur, né au Royaume-Uni en 1958, est aussi romancier et collabore, entre autres, au New York Times et au Guardian, ainsi qu’à des magazines. L’éditeur ne l’indique pas, mais sans doute Dyer reprend-il quelques-unes des chroniques littéraires qu’il a pu donner dans la presse anglo-saxonne. Il a axé son propos sur le thème suivant, précisé dans le sous-titre : « Et autres manières de finir ». En somme, Geoff Dyer a repris la pensée de Qohélet, cet auteur biblique fameux, qui estimait que « mieux vaut la fin d’une chose que son commencement » (7,8). Geoff Dyer va la développer en un peu plus de trois cents pages, au cours desquelles il laissera le champ libre à son art de la digression.
Sur le point de devenir septuagénaire, Dyer essaie de trouver dans la littérature, le cinéma et l’activité sportive, notamment le tennis, des exemples pour illustrer et, peut-être, apaiser son angoisse de la finitude. Comme il l’écrit, commentant son projet : « Il me paraissait important qu’un livre fondé sur ma propre expérience des changements induits par la vieillesse soit terminé avant la retraite de Roger [Federer], à la lueur du long crépuscule de sa carrière. » Il y a une grande mélancolie souterraine dans les observations de Geoff Dyer. Pour lutter contre son désespoir, il s’agrippe à la perspective de quitter cette existence avec élégance, comme un champion qui surmonte une dernière défaite.
Geoff Dyer ne parle pas seulement de tennis, dans son livre, même si ce sport reste sa principale passion. En littérature et en philosophie, il nous présente longuement ses auteurs de prédilection. Il évoque Martin Amis, Don DeLillo… Pour les essais, Dyer revient volontiers au continent européen, principalement avec des classiques comme Nietzsche et sa dernière œuvre, Ecce Homo. Ce court, mais essentiel, livre du philosophe allemand fut, on le sait, « rédigé en moins de trois semaines », dans un « équilibre précaire au bord de l’effondrement ». Nous sommes à Turin, ville que Geoff Dyer connaît bien et apprécie particulièrement, et Nietzsche est sur le point de devenir fou, à la vue d’un âne que l’on bat. Face à un événement aussi absolu que la folie de l’auteur d’Ecce Homo, Dyer préconise, avec son goût du paradoxe, de « rendre hommage à la réussite de Nietzsche tout en soulignant son échec monumental, un échec et un ultime revers de fortune tout aussi cataclysmiques que ceux de Van Gogh ».
Dans un même esprit d’extinction de tout, comme aurait dit Thomas Bernhard, Geoff Dyer s’attarde sur ces périodes de l’histoire où un monde s’achève pour toujours. C’est le cas des Indiens d’Amérique, « au milieu d’un désert sublime et idyllique ». C’est le cas aussi, qui passionne Dyer, du déclenchement si complexe de la guerre de 1914 : « un autre dernier été, celui de 1914, paré d’une gloire éternelle par les ténèbres catastrophiques qui devaient bientôt suivre et éteindre toutes les lumières d’Europe… » D’ailleurs, Dyer me semble avoir raison : comment ne pas être frappé par cette persistance du Mal, qui plonge les sociétés humaines dans le désastre et provoque leur disparition ? Après sa propre disparition, qui obsède Geoff Dyer, celle des civilisations lui inspire des pages très convaincantes.
Il n’y a pas que des constatations aussi dramatiques, dans Les Derniers jours de Roger Federer. Le lecteur rit souvent. Une des plus grandes qualités de Dyer est son humour, tout britannique. Il aime citer la phrase de Nietzsche selon laquelle « l’esprit le plus profond [est] aussi le plus frivole. » Beaucoup de passages sont remplis d’une dérision philosophique au second degré. En s’attachant à décrire ce qui entre en agonie, Dyer rencontre la sympathie de ceux qui, fuyant comme lui l’ennui, tentent encore de se divertir, alors que le Titanic sombre déjà dans l’océan glacé.
Geoff Dyer, Les Derniers jours de Roger Federer. Et autres manières de finir. Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Paul Matthieu.Éd. du Sous-sol. 384 pages.
Thomas de Quincey, Les Derniers jours d’Emmanuel Kant. Traduit de l’anglais et préfacé par Marcel Schwob. Éd. Ombres, 1985.
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