Sociologue, autrice d’une enquête remarquée il y a dix ans sur des “soixante-huitards ordinaires” qui déconstruisait le lieu commun d’une unique “Génération 68” (Mai 68, un pavé dans leur histoire. Événements et socialisation, Presses de Sciences Po), Julie Pagis replonge aujourd’hui dans ces années militantes avec une réflexion ébouriffante sur la question du “chef” et de la domination charismatique au sein d’un groupe de maoïstes en marge de la société au début des années 1970.
En s’attachant à décrire par le menu l’expérience d’une histoire militante typique des milieux maoïstes post-68, sur laquelle plane un fantôme, celui du “chef”, elle cherche à comprendre comment sept couples, en 1971, décident ensemble de faire table rase de leur vie passée, au nom de leurs idéaux politiques. “Suivant les injonctions du président Mao, incarnées par ce prophète rouge, ils partent ‘enquêter’ dans des foyers d’ouvriers immigrés, puis s’établir en usine, mettant peu à peu toute leur vie, y compris la plus intime, au service de la révolution”, précise Julie Pagis.
Une expérience communautaire banale chez les militant·es maoïstes de l’époque, sauf que dans le récit précis et documenté qu’elle fait de l’engagement d’un groupe dirigé par un certain Fernando qui emménagea en 1976, dans un ancien couvent de Clichy-la‐Garenne, dénommé le “Bâtiment”, un mystère insondable se pose : comment et pourquoi un homme, doué d’un charisme évident, a-t-il pu exercer sur un groupe d’individus éclairés une autorité sans partage pendant près de dix ans ? Au point de sacrifier leur vie privée pour la cause militante ; au point de subir la “radicalisation d’une ascèse purificatrice”, de renoncer à leurs manières d’être, d’agir et de penser, de se soumettre à la domination rhétorique d’un homme au passé sulfureux ; au point de céder à la logique de contrôle et de surveillance généralisée, de sombrer dans un “état somnambulique” et une “dépersonnalisation” de soi .
“Après qu’ils avaient renoncé à leur indépendance financière et résidentielle, l’escalade des exigences de loyauté imposées par Fernando avait conduit les membres du groupe à une dépendance à l’organisation non plus seulement matérielle, mais symbolique et affective”, souligne l’autrice.
Au fil d’un travail documentaire qui l’a occupée sept ans, en retrouvant les ancien·nes militant·es, en plongeant dans des archives, dignes d’une enquête policière, Julie Pagis interroge le sens de cette communauté, proche de ce que le sociologue Erving Goffman appelait “l’institution totale”, sauf qu’ici la communauté charismatique ne reposait sur aucune règle ni aucune hiérarchie stabilisée, “mais sur le pouvoir, arbitraire, d’un seul homme”. “Sans trop savoir pourquoi, je me suis lancée à corps perdu dans une enquête au long cours, pour tenter de comprendre qui avait été cet homme et pourquoi tant de mystères et de silences continuaient de planer sur sa vie”, explique la sociologue. Qui était, finalement, cet homme, immigré espagnol, à l’apparence quelconque, issu d’un milieu modeste ? D’où tirait‐il son pouvoir charismatique ?
Alors que plus personne ne sait ce qu’il est devenu, Julie Pagis tente de lever le mystère, sans pouvoir dénouer totalement les ressorts de son charisme. Ce qu’elle consigne avant tout, c’est combien tous·tes celles et ceux qui l’ont connu mentionnent son “charisme”, évoquent son passé de réfugié antifranquiste et sa participation à la traduction des œuvres de Mao lors d’un séjour à Pékin entre 1965 et 1968. Mais personne n’en sait davantage, l’ancien chef étant resté mystérieux sur son passé. Était‐il un imposteur ou un espion ?
Par-delà le fil tendu de l’enquête, le texte de Pagis est passionnant en ce qu’il pose à nouveaux frais la question, classique en sociologie, de la domination charismatique. En héritière de Max Weber, elle reconfigure cette grande question, en documentant une dimension de la domination charismatique totalement occultée par le sociologue allemand : celle des violences de genre et de sexualité. Fernando pouvait balancer à ses adeptes : “On n’est pas dans une réunion de mémères mais de communistes”. Le dispositif répressif, dont cette cinglante remarque sexiste faisait partie, “reposait ainsi largement sur une domination de genre”, souligne Julie Pagis, qui insiste sur l’idée que son livre ne se veut pas une simple biographie individuelle du leader charismatique, mais “une biographie collective, à parts égales, qui met au jour tant les intérêts individuels et collectifs à se soumettre à la domination charismatique d’un chef que ceux de ce dernier à l’exercer”.
Lucide sur le risque d’amener de l’eau au moulin de la “pensée anti-68” toujours en vogue, Julie Pagis a surmonté cette crainte en étant convaincue que “les logiques et mécanismes décrits ici concernent bien d’autres univers sociaux”. “Que l’on songe aux formes d’emprise charismatique exercées par des collègues ou des supérieurs, par des conjoints, pères ou grands frères, par des enseignants et autres mentors : qui n’a pas fait l’expérience d’obéir, sans trop savoir pourquoi ni comment, à l’autorité tyrannique d’une personne au discours progressiste, connue pour son aura, que ce soit au travail, dans la famille ou pendant ses études ?”.
En mettant ainsi au jour l’histoire d’un simple petit chef aux dents longues et rougies par la soif de domination, elle parle finalement moins de la face sombre des années 68 que d’un problème qui transcende les époques et les générations : “notre commune vulnérabilité face au pouvoir charismatique”. Interrogeant sa propre fascination ambigüe pour Fernando, dont l’histoire l’a obsédée durant des années, Julie Pagis reconnaît qu’elle a été à son tour “par-delà la distance temporelle, plus ou moins encharismée”. Comme si, même en tant qu’objet d’étude, un chef mystérieux sur lequel toutes les projections sont possibles, pouvait susciter une fascination, en dépit de la perversité de ses actes.
Grand livre d’histoire sociale et politique, creusant le sujet de la domination masculine souvent occulté dans la littérature sur le militantisme des années 1970, Le Prophète rouge dépasse le cadre d’une analyse psychologisante sur la manipulation et l’emprise, en interrogeant la vulnérabilité des groupes face aux mécanismes de la domination. Il faudrait vraiment apprendre à se méfier de tous·tes les chef·fes, même les plus petit·es.
Julie Pagis, Le prophète rouge, Enquête sur la révolution, le charisme et la domination (La Découverte, 352 p, 21 euros)