Dans ses romans comme dans ses essais, Alice Zeniter réussit toujours à prendre le pouls de nos sociétés contemporaines. Avec Frapper l’épopée, elle signe une œuvre d’une grande pertinence en situant son action en Nouvelle-Calédonie. Son récit croisé, faussement classique, mêle les points de vue d’une professeure revenue sur l’île et d’un groupe d’indépendantistes, tout en explorant avec beaucoup d’intelligence la violence de la colonisation.
Jusqu’à aujourd’hui, Emmanuelle Bayamack-Tam signait sous le pseudo de Rebecca Lighieri des textes tendus comme des thrillers, mais son nouveau roman qui frôle le paranormal rappelle le foisonnement littéraire de l’autrice de La Treizième Heure (prix Médicis 2022). Soit la vie d’une adolescente au mal-être insondable qui désarçonne son père. Et ce roman à deux voix, où père et fille se répondent, est aussi un texte poignant sur les gouffres d’incommunicabilité qui peuvent se creuser au sein d’une famille.
Le bref et intense hurlement d’un écrivain qui se vit comme prisonnier de ses mots, qui pour lui sont des maux. Dans ce journal de sa douce folie, à la fois requiem pour la littérature et hymne à la joie d’écrire, beaucoup de virtuosité poétique, de formules magiques et une modestie orgueilleuse qui parfois le fait virevolter, inconscient littéraire, entre Rimbaud et Artaud. L’humour de soi est en embuscade et empêche que le propos ne dégénère en cuistrerie. Marc Pautrel ne sait pas trop où il va, mais il y va d’une écriture allègre.
En 2022, Grégoire Bouillier nous sidéra avec Le cœur ne cède pas, autopsie d’un fait divers atroce – la longue agonie d’une vieille dame recluse – et syndrome à ses yeux de notre société malade. Il en a identifié un nouveau : celui de l’Orangerie, du nom du musée parisien qui abrite Les Nymphéas de Monet. Au sortir de leur vision, Bmore, détective spécialisé dans les affaires bizarres, se sent mal. Il a détecté dans ce chef-d’œuvre un horrible secret. Azimuté, il enquête jusqu’à alourdir son dossier de bien des épouvantes. Tout devient flou et fou dans cette cavalcade littéraire de haut vol, gorgée d’humour et d’apartés plus sombres.
Christine Montalbetti, fidèle à sa tradition (Trouville Casino, Mon ancêtre Poisson), s’entiche d’un microcosme pour l’ouvrir aux courants d’air de l’imaginaire. En l’occurrence, la terrasse d’un hôtel portugais au début de l’été. Tout un petit monde qui devient grand sous le regard scrutateur et “délirant” du narrateur. De suspense en digressions, le tourbillon de la fiction nous emporte, truffé d’anecdotes drolatiques ou d’événements funèbres. Magicienne du récit, Montalbetti suggère que les meilleures vies sont celles que l’on s’invente.
En 2018, le cimentier Lafarge a été mis en examen pour complicité de crimes contre l’humanité – il aurait financé Daech pour assurer le maintien de son activité en Syrie. Justine Augier raconte le travail de l’association Sherpa à l’origine de la plainte, tout en reconstituant l’enchaînement des faits. L’autrice de De l’ardeur (Renaudot essai 2017) se replonge dans un événement sur lequel elle a déjà écrit, l’écrasement de la révolution syrienne en 2014, travaille avec méthode et démontre le cynisme d’une multinationale face au désespoir du personnel local.
Milan est collégien en France quand, en 1994, la guerre éclate au Rwanda, le pays natal de sa mère. Elle n’en avait jamais rien dit mais le génocide tutsi fait soudain surgir l’existence de sa famille africaine. Adolescent puis jeune adulte, Milan est habité par le souci de faire parler les sien·nes. L’auteur de Petit Pays (Grasset, 2016) évite ici les écueils du roman historique. Il aborde des thématiques universelles, comme la difficulté à transmettre une mémoire traumatique. Même si son texte reste tout de même très classique.
Ce premier texte autobiographique de Julia Deck est construit comme un roman de Julia Deck. On retrouve ici l’humour facétieux de l’autrice de Monument national (Les Éditions de Minuit, 2022) et sa capacité à mener un texte tambour battant. Toutefois, ce nouveau livre est coloré d’une émotion particulière : Julia Deck reconstitue la vie de sa mère, alors que la vieille dame va d’hôpital en hôpital. Peu à peu, un secret émerge, et le livre se transforme en enquête, où se révèle toute la maîtrise littéraire de Deck.
Mathieu Palain, surdoué de la littérature dite du réel, notamment avec Ne t’arrête pas de courir (2021), qui retraçait le destin de Toumany Coulibaly, champion de 400 mètres le jour et cambrioleur la nuit, s’inspire aujourd’hui de la vie d’une femme brisée dont il a recueilli les confidences, une certaine Jessie, prof de maths, mère d’un ado difficile et prostituée à l’occasion. Il dresse ainsi le portrait d’une affranchie qui souffre de ses affranchissements. Transgenrée, l’écriture de Mathieu Palain devient féminine et féministe. Mari, amant, maquereau, père ou fils, la plupart des hommes en effet manquent de courage, mais pas certaines femmes.
Revisiter l’histoire (sociétale) récente, nous la donnant à voir et à comprendre, en mêlant personnages réels et fictifs, et en extrapolant certains faits, résume le geste littéraire de l’écrivain depuis son premier roman, La Théorie de l’information, paru en 2012. Il revient en force avec un sujet plus que d’actualité, le décryptage des mécanismes qui ont achevé le PS.
Depuis le succès des Bienveillantes de Jonathan Littell en 2006, chaque rentrée se doit d’avoir son gros roman historique. Sept ans après La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (qui s’intéresse cette rentrée à la division de la Mésopotamie dans Mesopotamia, aussi chez Grasset), c’est à un autre nazi, Albert Speer, que Jean-Noël Orengo consacre son cinquième roman. Une histoire fascinante de fake news, puisque “l’architecte d’Adolf Hitler” a écrit ses propres mémoires (un succès) pour se blanchir, prétendant qu’il ne savait alors rien de la Solution finale.
Dans les années 1990, Bastien vit une adolescence sans histoire en province, quand il croise Nadia Viper, star du stand-up qu’il adule. Pourra-t-elle l’aider à réaliser ses rêves ? Ou pourra-t-il l’aider à tenir debout ? Le deuxième roman de Florent Marchet est d’une rare délicatesse. L’auteur-compositeur sait retrouver l’espoir du jeune garçon, suggérer la violence du milieu artistique parisien, recréer des ambiances. Il ne caricature jamais ses personnages, qu’il regarde avec empathie, et signe un texte profondément mélancolique.
Après La Centrale et Doggerland, Élisabeth Filhol continue d’explorer les liens entre nature et progrès de la science en faisant de l’espace le terrain de jeu de Sister-Ship. En imaginant une humanité qui déciderait d’archiver son patrimoine sur Titan, lune de Saturne, elle mène une grande réflexion sur le dérèglement climatique, la survie de l’espèce humaine et l’emprise du néolibéralisme sur les récits de conquête. Ce roman très singulier repense la manière dont la littérature peut raconter l’espace.
Après avoir arpenté les rues du Xe arrondissement (Paris, musée du XXIe siècle – Le dixième arrondissement, 2007), tourné en rond dans son appartement (Intérieur, 2013), être descendu dans sa Cave (2021), Thomas Clerc prolonge une œuvre qui tente d’épuiser des lieux parisiens. Avec ce nouveau texte, il s’attache désormais au XVIIIe, où il s’est installé après avoir quitté le Xe. Autre espace parisien, même esprit flâneur, dans un geste littéraire fou qui flirte autant avec Georges Perec que Walter Benjamin, mais aussi avec des auteurs conceptuels plus contemporains, comme son ami feu Édouard Levé.