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Nick Cave : “Monter sur scène, empocher le pognon et foutre le camp, ce n’est pas moi”

Reykjavík, mercredi 3 juillet 2024. La montre Casio indique 22 h 35 et le soleil qui pointe encore à l’horizon ne descendra pas plus bas. En Islande, à cette période de l’année, il fait jour même en pleine nuit. Ce phénomène, banalement lié à l’inclinaison de l’axe de la Terre sur le plan de son orbite, est appelé “jour polaire” et perturbe les perceptions du journaliste en reportage.

Une petite foule heureuse se disperse dans le calme sur le parvis du centre des congrès Harpa, imposante bâtisse futuriste surplombant le port de la ville d’où partent les navettes maritimes pour touristes venu·es observer le macareux moine et les baleines. Nous venons d’assister à un concert inoubliable (encore un) de Nick Cave. L’affiche parle d’une performance “solo”, mais elle ne dit pas tout : l’Australien, au piano à queue, est accompagné pendant ces trois soirs de résidence dans la capitale islandaise par le discret Colin Greenwood, membre fondateur de Radiohead, à la basse.

Des mois que le duo écume les salles du monde entier dans une formule inédite pour revisiter l’œuvre du Bad Seed, depuis The Boys Next Door, sa première formation, jusqu’à Grinderman, side project badass as fuck pour guitares rutilantes. Une reprise de T. Rex, Cosmic Dancer, figure également sur la setlist, au même titre qu’une majorité de chansons des Bad Seeds, évidemment, mais aucune extraite de Wild God, le dix-huitième album du gang, attendu pour le 30 août.

“Cette chanson requiert la participation des gens installés aux balcons, lancera Nick, sur le point de jouer Balcony Man. À chaque fois que je vais dire ‘balcony’, le public aux balcons se déchaînera ! On l’a fait à Londres, on l’a fait à New York, on l’a fait à Melbourne, on l’a fait partout où nous sommes allés. Ceux du parterre, vous fermez votre putain de gueule.” À d’autres moments, il demandera à la salle de chanter avec lui, en douceur, le refrain d’Into My Arms, rendra hommage à Anita Lane et Rowland S. Howard, avant de reprendre Shivers, aura un mot pour ses enfants avant de livrer un O Children beau à pleurer.

Sur le chemin de l’hôtel, dans les rues désertes où règne une atmosphère de Far West nordique sous un soleil froid, on ne peut s’empêcher de penser à ce nom, Nick Cave and the Bad Seeds, qui sonne si bien en anglais. S’il existait un groupe français baptisé Les Mauvaises Graines, il donnerait sans doute dans le ska circassien et anticapitaliste, avec trompettes, accordéons et nez rouge de clown.

Le lendemain matin, peu importe l’heure sous ces hautes latitudes, on retrouve Nick Cave dans le salon d’un hôtel chicos. Impeccable dans son costume cintré de bluesman, il traverse la pièce avec l’allure assurée de celles et ceux qui ont fini par arracher leur âme des mains du diable en personne, après l’avoir bradée pour la légende. Parce que Nick en est une, de légende. On ne l’embarrassera pas avec ces histoires. Comme dirait Bob Dylan, “tout le monde est légendaire à sa manière et un tel label a plus à voir avec ceux qui vous en affublent qu’avec vous-même”.

Il nous serre la pogne chaleureusement, classe comme pas deux et avenant, et prend place dans un fauteuil club, jambes croisées et main précieuse. Il se rencarde : le concert était-il à la hauteur de nos attentes ? “Bien sûr, Mister Cave. Mais étant placé au niveau du parterre, je me suis contenté de fermer ma gueule pendant la représentation, vous ne m’en voudrez pas.” Rires. On omettra de lui confier qu’on a croisé l’un de ses fistons, Earl, et que ce dernier, en bon contrebandier filou, faisait entrer des canettes de bière en douce, alors qu’il est strictement interdit de consommer quoi que ce soit dans la salle.

Lueur dans la nuit

Des bruits courent sur le compte de Nick Cave. Le premier : il n’aurait jamais foiré un concert de sa vie, et autant qu’on puisse le dire, à force de l’y croiser, on confirme que la rumeur est justifiée. Le second : il n’aurait planté son public qu’une petite fois, à l’époque de The Birthday Party, après avoir passé quatre jours à Reykjavík, tiens tiens, en pleine crise de manque, faute de pouvoir se fournir en héroïne. Arrivé à New York, il se serait fait pincer en train d’acheter la dose que son corps réclamait du côté d’Alphabet City, avant d’être placé en cellule et contraint d’annuler le concert du soir. On tient cette anecdote du bouquin d’entretiens avec le journaliste Seán O’Hagan, Foi, Espérance et Carnage (La Table Ronde, 2022), dans lequel on apprend que parler musique n’intéresse plus vraiment Nick et qu’il déteste l’exercice de l’interview. Rien d’étonnant de la part d’un loubard de sa catégorie, traînant plus de quarante ans de carrière derrière lui.

L’idée nous a traversé l’esprit de lui écrire en amont sur son site Red Hand Files, monté après le décès de son fils Arthur, tombé d’une falaise à Brighton en 2015, comme pour trouver une lueur dans la nuit, où il répond sans intermédiaire aux fans qui le sollicitent sur des questions souvent existentielles. “Bonjour, Nick, si vous deviez vous interviewer vous-même et sachant que vous avez cette mascarade en détestation, comment vous y prendriez-vous ?”

On renoncera, préférant la confrontation directe, sans précaution préalable. Avec malice, on lui demande donc si Warren Ellis, complice quasi exclusif de Nick Cave depuis les départs successifs de Blixa Bargeld et Mick Harvey des Bad Seeds, n’est pas jaloux de le savoir en vadrouille à travers le globe en compagnie d’un autre que lui, feignant de les faire passer pour un vieux couple. “Je ne sais pas, je ne lui ai pas demandé son avis. Il est quelque part en tournée en Australie avec Dirty Three de toute façon. Et puis cela nous fait du bien de prendre un peu de temps loin l’un de l’autre”, esquisse-t-il avec un sourire de gosse espiègle.

Cette récréation loin des Bad Seeds aura donc été l’occasion pour Nick Cave de faire à nouveau corps avec ses chansons, dont il dit volontiers qu’elles sont magnifiques, comme s’il ne les avait pas écrites lui-même et qu’elles venaient d’on ne sait où. Il ne faut pas voir là les propos d’un artiste mégalomane atteint de melonite aiguë, mais plutôt ceux d’un songwriter humble et dévoué à la grande cause de la chanson, cet écosystème mystérieux et autonome auquel on s’attache comme à une amulette sacrée qui recèlerait tous les secrets de l’univers :

“J’ai simplement l’impression, quand je m’assois là et que je les joue au piano dans ce dispositif très minimaliste, de renouer un lien perdu avec ces chansons. Lorsque je suis avec les Bad Seeds, face à une marée humaine et que je fais tous ces trucs que j’ai l’habitude de faire, c’est différent. Il se passe tellement de choses sur scène et en dehors. Cela devient assez difficile de se souvenir de quoi parle réellement la chanson. Ce que je veux dire, je crois, c’est qu’en plus de prendre un immense plaisir à les rejouer au piano soir après soir, je me reconnecte à leur essence fondamentale. Elles me parlent différemment. Comme si elles avaient, emprisonné en elles, quelque chose que j’avais sans doute oublié.”

On évoque avec lui l’exemple de Galleon Ship, issue de Ghosteen (2019) – un double album hanté par le deuil auquel on est longtemps resté·e hermétique parce que trop ample, trop emphatique, trop bourdonnant –, qui libère dans sa forme la plus dénudée une puissance émotionnelle restée jusqu’ici enfouie dans les sillons de la matière enregistrée : “L’une des très belles choses que sait faire Warren Ellis, c’est de créer des courants sonores sous-jacents à partir de boucles instrumentales. Ce travail sur le son peut donner l’impression qu’un disque comme Ghosteen est extrêmement complexe, même si en réalité les chansons de l’album sont plus simples qu’il n’y paraît. Elles couvent un maillage de sonorités atmosphériques qui font des boucles et ainsi de suite. Si tu retires tous ces trucs, les chansons vont soudainement raconter quelque chose de complètement différent et révéler leur côté lyrique. Galleon Ship est merveilleuse à cet égard.”

“Comment ça se joue, un putain de concert des Bad Seeds ?”

Nick Cave chante ainsi avec une profondeur et un dévouement qui confinent au sacerdoce, comme si tout pouvait s’arrêter demain. Comme s’il nous devait tout. Entre les chansons, il revient sur le processus d’écriture de chacune d’entre elles avec son phrasé de vieux bastard, accumulant les souvenirs et les anecdotes. Comment fait-il pour aller chercher l’interprétation si loin dans ses entrailles et, la seconde d’après, paraître si débonnaire, voire carrément roublard ?

Certes, au cours de ce récital classieux, il ne se met pas à genoux dans ce geste implorant qu’on lui connaît quand il est avec les Bad Seeds, “c’est facile de se mettre à genoux, mais le plus dur à mon âge, c’est de se relever”, ironisera-t-il derrière son verre d’eau gazeuse, mais son lien avec le public n’en demeure pas moins exalté, intellectuel, affectif et unique : “Hier, j’étais allongé sur mon lit, perdu dans mes pensées comme cela m’arrive souvent, et je me demandais : ‘Putain, mais cela se joue comment, un putain de concert des Bad Seeds ?’ Et je crois que j’ai oublié. Cela fait tellement longtemps que nous n’avons pas tourné ensemble. Il y a bien eu quelques festivals il y a deux ou trois ans, mais enfin…

Un show des Bad Seeds, c’est quelque chose de complètement différent, une façon d’être à part. Ce n’est pas un truc à prendre à la légère, il y a toute une succession de défis, il faut être prêt à se retrouver dans certains états. Si tu crois qu’il suffit de se pointer sur scène et de jouer, tu te trompes. Les concerts en solo sont à l’opposé de tout cela : la relation avec le public se fait d’abord par l’entremise des mots et de la musique. Il n’y a aucune performance scénique. Bien sûr, j’échange avec le public, mais avec les Bad Seeds, on parle d’un engagement tout autre, très direct. Je le touche, je le toise du regard.”

Le musicien est en quête de transcendance, nous dit-il. Rien de moins. Et pour qu’une telle sorcellerie opère, il a besoin de spectacle, au contact d’un public qui, de son côté, doit pouvoir espérer expérimenter un même élan de dépassement dans un monde sous l’influence de la vallée du silicium, numérisé, court-termiste et qui n’a que faire des considérations philosophiques d’un crooner fan d’Elvis Presley : “Quand je monte sur scène, j’ai la certitude absolue de saisir l’une des dernières opportunités qu’il nous reste de vivre une expérience de transcendance ici-bas. Je veux dire que ce genre d’expérience est en train de disparaître sous nos yeux. La musique est gravement menacée par l’intelligence artificielle, et je ne parle pas seulement de l’échange entre l’interprète et son public, mais de la composition en elle-même, le fait d’écrire une chanson, avec toutes les angoisses existentielles qui découlent de cette activité.

Si tu veux mon avis, le songwriting est un métier très difficile. L’idée que ce processus puisse être supprimé, comme littéralement éradiqué, au profit de ces choses qui ont le pouvoir de générer des chansons sans éprouver la douleur de la création, est un vertige. Vivre parmi ces machines qui pompent notre labeur ? Selon moi, on parle là d’une attaque massive contre tout ce qu’un être humain veut fondamentalement dire. Il est en train de se passer quelque chose d’énorme. Je ne prends donc pas l’acte de jouer en concert à la légère.

Monter sur scène, empocher le pognon et foutre le camp, ce n’est pas moi. Je ne sais pas combien de concerts il me reste à honorer dans ma vie, mais cela reste important pour moi. Et je sais que c’est également le cas pour Warren Ellis et de tous les Bad Seeds, d’ailleurs. Ils donnent tout. Je ne les ai jamais vus ne pas tout donner. J’en connais des cyniques, et j’imagine qu’après avoir écumé des centaines et des centaines de dates, certains peuvent rentrer dans cette logique, mais moi non. J’accorde une valeur trop importante au live. Pour mon bien, mais aussi parce que je crois que cela peut réellement avoir un impact sur la façon dont les gens peuvent ressentir le monde.”

Sublimer le quotidien

C’est le genre de propos qui valent parfois à Nick Cave de passer pour le gardien du temple sacré du rock’n’roll. The last man standing, avec ses chansons immortelles et sa posture éclatante d’artiste ayant éprouvé son art aux confins des mots. Quand, sur son site de correspondance avec ses fans, il évoque la cancel culture comme ayant le pouvoir “d’asphyxier l’âme créatrice d’une société” et défend sa décision de jouer avec les Bad Seeds en Israël, condamnant néanmoins la politique du gouvernement israélien autant que le boycott culturel du pays, il devient aux yeux de certain·es carrément réactionnaire. Lui fustige un usage supposément dévoyé de l’écriture et de l’art, et nous explique puiser son inspiration dans la routine du quotidien et les gestes de sa femme Susie, à partir de quoi il imagine des contrées merveilleuses, ou lugubres, qu’il étire, sublime et transforme en épopées qu’il dit être universelles :

“J’entends bien que l’on vit dans une époque où les sources de division sont nombreuses, mais de façon très prosaïque, les gens continuent de faire les mêmes choses. Prends l’exemple de deux personnes qui avalent un petit-déjeuner : l’une d’entre elles pourra peut-être porter une casquette MAGA, ou quelque chose de distinctif de cet ordre. Au bout du compte, ces deux personnes ne font jamais que s’avaler un petit-déjeuner, n’est-ce pas ? Il existe encore des choses très basiques que tout le monde fait.

J’ai un problème avec l’idée que la musique ne devienne plus qu’un moyen de mettre en avant ses positions politiques. Je peux comprendre que cela puisse sembler utile et nécessaire pour certaines personnes, et il peut y avoir de belles chansons protestataires, mais ce n’est certainement pas ce que moi je fais. D’ailleurs, je n’aime pas beaucoup les chansons protestataires en général. Que la musique s’éclipse au profit de la promotion d’une position politique revient selon moi à gaspiller une ressource potentielle de transcendance. Je me tiens donc de plus en plus à l’écart de cette vision des choses.” À défaut de faire dans la politique, Nick s’en tient à son rôle de maïeuticien songwriter.

Où se situe Nick Cave et de quel point de vue nous parle-t-il ? Du sommet de quelle montagne sacrée observe-t-il le monde, lui qui traversa la vallée de l’ombre de la mort après la disparition d’un fils, puis d’un deuxième, Jethro Lazenby, en 2022, et retrouva la lumière au bout du chemin ? Lui, le Loverman, le bon fils, le narrateur de l’Apocalypse et des chemins de piété, celui qui autrefois sillonnait insouciant les allées verdoyantes de la petite localité de Wangaratta, en Australie, qui échouera aux Beaux-Arts puis, désabusé, se fera chanteur de rock à n’importe quel prix, troquant ses rituels de junkie héroïnomane contre une autre forme de liturgie, plus religieuse, en phase avec une certaine idée de la rédemption par la création ?

Quand on aborde le sujet de sa présence au couronnement du roi Charles III, le Cave se rebiffe avant que l’on ait le temps de poser la question, se rappelant au passage pourquoi il ne donne plus d’interview depuis des lustres : “Je suis extrêmement reconnaissant envers tout ce que la Grande-Bretagne m’a donné. Un jour, on m’invite au couronnement du roi. Ne serait-ce que par pure curiosité, vous seriez fou de ne pas y aller. Je veux dire, putain. Je reste sur la défensive quand on me parle de cela.” On s’empresse de préciser que ce qui nous intéresse, c’est plutôt de savoir si les choses du passé, qui s’inscrivent dans le temps, lui offrent aujourd’hui une forme de réconfort.

Nick Cave : “Oh, ok ! Je suis en effet extrêmement sensible au sentiment de perte, compte tenu de mon histoire personnelle. À ce que signifie perdre quelque chose. Il est beaucoup plus facile de perdre quelque chose que de le récupérer, voilà ce que je sais. À cet endroit, je suppose que j’ai une nature, disons, conservatrice. Je ne parle pas d’un point de vue politique ici, mais existentiel. J’accorde de la valeur à ce que nous avons su bâtir en tant qu’êtres humains et, dans une certaine mesure, je reste prudent à l’encontre d’une certaine idée du progrès. Il y a dans la mentalité progressiste un sentiment pathologique d’insatisfaction constant à l’égard de tout ce qui existe, et si je reste persuadé qu’il faut toujours aller de l’avant, je crois aussi qu’il faut avancer de manière réfléchie et prudente. Et là encore, je parle d’un point de vue existentiel.”

Dans les films que le réalisateur australo-néo-zélandais Andrew Dominik a consacrés à la confection des albums Skeleton Tree (2016) et Ghosteen, après la mort d’Arthur Cave, Nick explique ne plus vouloir raconter d’histoires dans ses chansons. “Comment raconte-t-on l’histoire d’un homme qui ne veut plus raconter d’histoire”, avait-on alors demandé à Dominik. “Demande à Nick”, nous avait-il répondu, comme si on avait son numéro perso. Nick Cave se souvient : “Ce que je voulais dire, c’est que raconter une histoire soignée, avec un début, un milieu et une fin, avec ce qu’on appelle communément un arc narratif, n’avait plus de sens pour moi. Je regardais nos vies, des catastrophes absolues, brisées en des millions de putain de petits morceaux, et j’en tirais la conclusion qu’il n’y avait aucun récit à tirer de tout cela. J’ai repensé à mes chansons, qui n’étaient jamais que des histoires mises en musique, et je me rendais compte que j’étais devenu incapable d’en écrire de telles alors. Cela ne me semblait plus vrai, ni pertinent. Aujourd’hui, mes récits sont fracturés, ce sont des images, ils ne racontent pas d’histoire au sens classique du terme.”

De la transfiguration

Déjà, à l’époque de Push the Sky Away (2013), les récits avaient commencé à s’effriter et à se diluer dans des atmosphères plus éthérées et abstraites, entamant par là même un processus de transfiguration artistique pour Nick Cave. “Mick Harvey était parti et sa guitare avec”, s’amuse à répéter à l’envi l’Australien. Dans une certaine mesure, Wild God, le nouvel album des Bad Seeds, reprend le fil des événements là où ce disque de mutation les avait laissés, comme si les années qui avaient suivi n’étaient qu’une parenthèse chargée de douleurs et de révélations bibliques. D’ailleurs, le single éponyme, Wild God, voit son personnage en quête de disciples revenir à Jubilee Street, créant un continuum dans l’œuvre du songwriter Cave tout en remettant les compteurs à zéro :

“Je n’avais pas vu cela sous cet angle, c’est intéressant. Tu as remarqué qu’il y avait sur cet album une chanson qui s’appelle Long Dark Night, n’est-ce pas ? Eh bien, sans trop vouloir en dire, j’ai l’impression, d’une certaine manière, qu’il s’agit de la chanson de Bea, le personnage de la prostituée de Jubilee Street. Néanmoins, je ne vois pas les disques qui suivent en marge de ma discographie. Je perçois d’ailleurs Wild God comme une extension de Ghosteen, peut-être pas musicalement, mais au moins d’un point de vue conceptuel. Il est empreint d’un optimisme étrange, ce disque, une sorte de reconnaissance du côté sombre des choses, sans que celui-ci ne nous dévore.”

Ce qui frappe à l’écoute de Wild God, de l’exaltation grandiose dès l’ouverture avec Song of the Lake jusqu’à la chaleur des chorales gospel qui le traversent, c’est cette lumière mystérieuse qui embrase chaque instant du disque. Les Bad Seeds sont en plein solstice d’été : “J’ai la conviction, en général, que nos disques agissent sans que nous en ayons conscience. Ils capturent et témoignent de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains à un moment donné, notre relation avec le monde. Un album comme Ghosteen, de toute évidence, est l’œuvre de deux hommes brisés. Je n’évolue plus dans cet univers de désespoir aujourd’hui et je ressens davantage ce sentiment de joie. Mais le truc, avec la joie, c’est qu’elle n’est pas non plus le bonheur. Ce sont deux choses différentes. La joie, et on y revient, est une sorte d’explosion de bonheur qui transcende tout, mais c’est un laps de temps, disons, court. Elle s’extirpe de la souffrance dans un grand boum.”

Nick Cave aime revenir aux grenouilles de Frogs, second single de Wild God, qu’il voit comme une métaphore de l’optimisme dans lequel baigne ce nouvel album des Bad Seeds : “Elles sont ludiques et joyeuses. J’ai toujours vu les grenouilles comme la quintessence de l’expression du sentiment de joie, quand elles sont posées, là, sur leurs nénuphars, et puis qu’elles sautent soudainement, avant de se recroqueviller à nouveau. Le disque ressemble à cela, d’une certaine façon : une série de sauts et de mises à couvert.” Nous, c’est O Wow O Wow (How Wonderful She Is) qui nous interpelle par sa beauté simple et l’amour qui se dégage de cet hommage baigné de soleil à la regrettée Anita Lane, qui fut l’une des membres de The Birthday Party et la compagne de Nick.

Elle nous ramène à l’époque de The Boatman’s Call (1997), grand disque sur le deuil amoureux : “Tu sais, Anita avait une relation conflictuelle avec elle-même et a traversé nombre de tragédies dans sa vie, avec beaucoup de moments de tristesse. Mais elle était surtout une personne infiniment bonne, au tempérament joyeux et d’un fun contagieux, tout particulièrement à l’époque de notre rencontre. Elle a eu une influence décisive sur nos vies. C’est la raison pour laquelle je ne voulais pas lui écrire une chanson larmoyante.”

Après plus d’une heure d’entretien, le musicien a beau être un gentleman, il montre des signes d’impatience. On évoque la figure tutélaire de Bob Dylan, dont les multiples transfigurations nous ramènent aux métamorphoses de Nick Cave, osant un parallèle sur la qualité hors catégorie de leurs derniers albums respectifs, dans un monde aux prises avec la nostalgie des premières saillies des idoles : “Ce que m’a transmis Bob Dylan, c’est l’idée que l’on a la permission de décevoir son public en s’arrogeant constamment le droit de modifier le contrat qui unit l’artiste et ceux qui le suivent. Il est passé maître dans l’art de faire s’arracher les cheveux au public à chaque nouvel album, le forçant à devoir repenser tout ce qu’il prenait pour acquis.” Une IA, elle, ne vous aurait jamais déçu·e.

Wild God (PIAS). Sortie le 30 août. En concert à l’Accor Arena, Paris, le 17 novembre.

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