L’animation est inhabituelle pour un mois de juillet dans les couloirs de l’Assemblée nationale. C’est que cette dernière, en ce début d’été, vient d’être renouvelée, et que la dissolution décidée par Emmanuel Macron a entraîné une recomposition anticipée du jeu parlementaire. Ce jour-là, au Palais-Bourbon, on élit les nouveaux vice-présidents parmi les députés. Au détour d’un couloir, Marine Le Pen croise Julien Dive, élu de la Droite républicaine (anciennement LR). Elle vient de quitter son nouvel allié, Eric Ciotti, qui a choisi de tourner le dos aux cadres de son parti pour créer une coalition avec l’extrême droite du Rassemblement national. "Vous feriez bien de ne pas trop lâcher la laisse de votre chien, il a tendance à prendre des libertés", lâche Julien Dive entre ses dents à la patronne frontiste. Marine Le Pen s’esclaffe. Et rétorque : "Il revit depuis qu’il est avec nous !"
Eric Ciotti revit, vraiment ? Fin juin, le chef des Républicains a décidé de briser un tabou historique, acceptant de s’allier avec les héritiers de Jean-Marie Le Pen. Depuis plusieurs mois, les locataires de l’Assemblée nationale avaient remarqué un changement d’attitude du chef de la droite vis-à-vis de Marine Le Pen. Des regards familiers, des discussions de couloir, des échanges politiques, stratégiques aussi. Eric Ciotti avait déjà raboté le cordon sanitaire depuis longtemps. Le couper pour de bon n’a pas été difficile. Le Niçois en est persuadé : dans la recomposition politique à l’œuvre, c’est le RN qui tirera le mieux son épingle du jeu, alors autant grimper dès maintenant dans le train en marche. "Plus tard tu fais ce genre de choix, moins tu es gagnant", assure un proche. Quitte à devenir un paria au sein de son parti historique. Qu’importe. Le pari d’Eric Ciotti réside dans la fin des Républicains, considéré comme un astre mort maintenu en vie par quelques fiefs locaux. Etre vu comme un traître par ses anciens camarades ? Un mauvais moment à passer. Le député des Alpes-Maritimes en a toutefois fait l’expérience dès le mois de juillet.
"Plus jamais je ne te serrerai la main", lui assène ainsi le député Aurélien Pradié, au détour d’un couloir. "L’ambiance est hyper tendue, j’ai l’impression qu’on ne fait pas partie du même courant politique, se lamente un député ciottiste au début de l’été. Ils nous traitent comme le font les gauchistes, en nous traitant de fascistes, en nous disant à peine bonjour. Ils disent qu’on est hors du champ républicain."
Pour la presse et le grand public, le récit officiel reste toutefois celui-ci, relayé par Marine Le Pen : Eric Ciotti est heureux, sa décision l’a libéré et il ne s’est jamais senti aussi à l’aise dans son couloir politique. "L’entente avec Jordan Bardella et Marine Le Pen est excellente, jure un proche. Lui est fin communicant, elle femme d’Etat. Elle a une forme de modération politique très agréable, un sens de l’Etat et de la République, il n’y a pas d’excès, ce n’est pas Zemmour."
Son nouveau statut nécessite toutefois des précautions inédites. La dernière en date : le refus d’intégrer à son groupe les députés proches de Marion Maréchal, malgré les réclamations de cette dernière, en raison d’un profil jugé problématique. "On ne va quand même pas se tirer une balle dans le pied en intégrant Anne Sicard, qui travaille avec l’Institut Iliade [NDLR : une école de formation de l’extrême droite radicale], théorise un stratège ciottiste. Moi je suis revenu parce que je suis un libéral, conservateur, identitaire, mais je ne veux pas d’un groupe à la Frankenstein."
Résultat : à l’Assemblée le groupe A droite ! en est réduit à 16 élus, et susceptible d’éclater au moindre départ. "Il ne comprend pas du tout où il a mis les pieds, commente un ancien camarade. Il risque à tout moment de se faire avaler ; au RN, ils sont certains d’avoir 5 ou 6 élus à eux dans son groupe, des gars qui, du jour au lendemain, s’il a des velléités de soutenir quelqu’un d’autre que Marine Le Pen, ou de se présenter à la primaire de la droite, pourraient être débranchés et faire tomber le groupe."
Certains élus, en effet, ont d’abord été approchés par le RN avant de rejoindre les rangs ciottistes. C’est le cas, notamment, de Charles Alloncle, député de l’Hérault. "On aurait peut-être dû sécuriser un peu plus notre groupe", reconnaît une députée. Chez les cadres LR, on se frotte les mains. "Marine Le Pen le tient complètement, commente Julien Dive. Il va devenir son homme à tout faire. Il se retrouve dans la position du sbire et son existence politique tient à peu de choses. C’est presque cocasse, il se voyait vizir à la place du vizir, et se retrouve laquais de Marine Le Pen."
Du côté d’Eric Ciotti, on veut croire pourtant en sa capacité d’indépendance. Le week-end du 31 août, le nouveau paria de la droite organise sa rentrée parlementaire, dans les Alpes-Maritimes, et n’a pas convié d’élu du Rassemblement national. "L’idée c’est de fonder un grand parti populaire, conservateur et libéral, indépendant, pour mailler le territoire en cas de dissolution", assure Antoine de Chemelliers, le secrétaire général du groupe à l’Assemblée. Comprendre : en aucun cas les députés ciottistes ne devraient être vassalisés par le RN. Dans l’organisation au Palais-Bourbon, d’ailleurs, les députés des deux groupes font salle à part pour leurs réunions, même si une routine commune devrait être mise en place à la rentrée, et Eric Ciotti a fixé une ligne rouge sur la question économique. En deux mots : pas question de soutenir la vision frontiste sur la réforme des retraites. On se souvient de la grimace d’Eric Ciotti, à l’été, forcé de se tenir aux côtés de Jordan Bardella qui présentait devant les patrons le programme économique du RN.
D’ailleurs, le Niçois en est certain : son ralliement apporte à Marine Le Pen une sociologie qu’elle avait jusqu’alors du mal à capter. Et si Eric Ciotti a besoin de la frontiste, la réciproque serait vraie. D’ailleurs, l’état-major du RN n’a pas fait preuve d’ingérence auprès des anciens LR. Pas d’obligation de signer leur charte, pas d’intrusion dans le processus de recrutement, pas de demande d’adhésion au parti mariniste. Deux groupes, deux lignes. Eric Ciotti parle désormais d’une "Nupes de la droite". "Au sein de la Nupes, chacun présente ses candidats, assure un élu. Il ne s’agit en aucun cas d’une fusion-acquisition, et chacun est libre d’aller aux élections sous ses propres couleurs." Une coalition pour les votes à l’Assemblée seulement, donc ? Sans aucune subordination, vraiment ?
"Les relations politiques, c’est du rapport de force, assure pourtant un ciottiste. Si tu es assez fort pour conserver ta souveraineté, tu la conserves. Mais pour cela, il faut qu’on arrive à créer un grand parti avec un maillage territorial et des dizaines de milliers d’adhérents pour être traité comme un parti souverain capable de peser dans les négociations." C’est aussi oublier qu’au RN on n’aime pas particulièrement les satellites, surtout ceux susceptibles de faire de l’ombre à la maison mère et à sa candidate à la présidentielle. "Marine Le Pen se sert de lui pour briser l’image de solitude qui continue de lui coller à la peau, mais au moindre faux pas, elle n’hésitera pas à s’en débarrasser, veut croire un cadre de la droite. Et à ce moment-là, quand il n’aura plus droit à sa double page dans Le Figaro, Eric Ciotti se rendra compte de son erreur." La souplesse comporte toujours une part de risque.