Après La Traversée du Siècle, où je vous contais les années 1950 et suivantes où j’ai découvert la politique, l’économie et le monde, je vous invite au récit de la vie de mon père Georges Montenay, dont le parcours d’entrepreneur me semble exemplaire et instructif.
De conviction libérale, j’ai à cœur de mettre en lumière le rôle méconnu de ceux qui, comme lui, innovent, prennent des risques et créent de la richesse pour eux mêmes et pour leurs salariés.
Mon père, Georges Montenay est né en 1908 à Châtellerault, ville à la limite du Poitou et de la Touraine. Il était le fils d’un tenancier de café-charbon de cette ville, et le petit-fils d’un enfant trouvé.
Il est encore au collège quand son père meurt. Nous sommes alors au début des années 1920 et Georges doit arrêter ses études pour s’occuper du café-charbon de son père décédé.
Très vite, ça lui a déplu. Le côté café d’abord : il m’a souvent raconté les longues heures qu’il était obligé de passer devant un verre de blanc avec les clients. Il m’a dit avoir entendu 1000 fois « L’apéritif perd nos fils » suivis d’un rire gras en allusion à la publicité omniprésente « L’apéritif Pernod fils » ou les éternelles plaisanteries graveleuses sur les femmes. Rappelons que c’était 100 ans avant #MeToo.
C’est ce qui l’a décidé à abandonner cette activité de bistrot pour développer l’activité charbon.
Il a commencé par essayer de vendre du charbon à d’autres détaillants et de transformer ainsi ses concurrents en clients : une moindre marge, mais en plus grande quantité.
Pour développer cette activité, il a alors cherché un approvisionnement moins cher que celui des grossistes en entrant en contact direct avec les producteurs de charbon, notamment avec les mines de La Grand-Combe dans les Alpes, aujourd’hui fermées. Ces mines étaient très éloignées de Châtellerault, ville du café-charbon.
Jusqu’alors, la région de Châtellerault était approvisionnée en charbon anglais par des petits bateaux partant notamment de Cardiff en Grande-Bretagne et déchargeant à Nantes ou à La Palice. Ce charbon arrivait à Châtellerault meilleur marché que les charbons français venant de beaucoup plus loin par fer et par « wagon isolé ».
Georges Montenay a eu l’idée de proposer aux mines françaises de leur acheter des trains complets de charbon, ce qui réduisait le prix d’achat, et surtout le prix du transport. Le charbon français devenait alors compétitif par rapport à l’anglais.
Pour une telle organisation, cela nécessitait un chantier à Châtellerault pouvant recevoir de tels trains et financer les stocks de charbon, le temps de les écouler.
Pour cela, il avait besoin de financements… qu’il n’avait pas : il négocia des délais de paiement avec les mines, puis demanda aux détaillants d’accepter des traites en sa faveur pour pouvoir les escompter auprès des banques châtelleraudaises. Mais les banques feraient-elles confiance à un nouveau petit charbonnier se lançant dans un style d’affaires inconnu ?
Mon père m’a raconté avec émotion son premier rendez-vous avec un banquier : le vieux fondé de pouvoir a pris ses lunettes et a examiné attentivement chaque traite. Puis il a dit : « je les prends toutes, mais je ne vous crédite que de la moitié maintenant, le reste à l’échéance ».
Mon père est parti furieux, mais il a heureusement fini par trouver l’argent qui lui manquait, notamment grâce à l’aide de son frère aîné, Pierre.
Pierre Montenay, un personnage haut en couleur également, avait commencé à gagner sa vie en passant ses nuits dans les trains pour vendre un peu d’avoine dans des foires aux chevaux et avait donc, financièrement, quelques années d’avance.
Finalement, le premier train de charbon est arrivé, et ensuite tout s’est bien passé. Et tout cela, alors qu’il devait avoir autour de 20 ans !
Mais il n’avait pas l’intention de se contenter de son affaire à Châtellerault, comme le conseillaient par prudence ses bons amis. Pour Georges, il fallait voir plus loin !
Il a entrepris de lancer d’autres chantiers, sur des terrains loués à ce qui devint la SNCF en 1938 : Poitiers, Niort, Tours, Châteauroux et Angers, en faisant miroiter à la compagnie ferroviaire une augmentation de son trafic de marchandises, au détriment des camions amenant le charbon anglais de la côte, ce qui s’est effectivement réalisé.
Aujourd’hui, on dirait : « non seulement c’est rationnel, mais en plus, c’est écolo ». Mais à l’époque, c’était innovant et si le mot « écologie » n’était pas encore en usage, le bon sens se félicitait déjà de voir moins de camions sur les routes.
On était loin du café-charbon au rez-de-chaussée de la maison familiale !
Cette demeure était assez grande puisqu’elle avait vu passer neuf frères et sœurs. Le rez-de-chaussée fut transformé en bureaux : une pièce à l’entrée pour le président, une grande pièce plus loin pour les comptables. Ces derniers étaient censés être dirigés par ma grand-mère, la veuve du tenancier du café-charbon, et par une de ses filles qui s’était dévouée pour élever les jeunes frères et sœurs et jouait le rôle de secrétaire générale.
Mais, très vite, ma grand-mère fut dépassée. Quand je l’ai connue, autour de 1950, elle et sa fille nous accueillaient tous les midis pour déjeuner, alors que nous étions en maternelle, puis en primaire, et enfin au collège. Je l’ai vu vieillir, mais les comptables compatissants faisaient semblant de lui obéir, avant de retoucher ses journaux comptables de moins en moins exacts.
La maison était bordée d’une cour, qui servait anciennement aux livraisons mais qui se trouva petit à petit entamée par la construction de nouvelles salles de bureaux. Bref, ça devenait une véritable entreprise et non plus un commerce.
Mon père s’acheta une automobile, ce qui n’était pas courant dans cette petite ville dans les années 1930. C’était d’abord un instrument de travail pour démarcher les industriels, mais pour le jeune célibataire qu’il était, ce fut aussi un moyen de conquêtes, dont il me dit quelques mots des dizaines d’années plus tard.
Mais, une entreprise, c’est d’abord pour le président le fait de diriger des cadres et des ouvriers, avec bientôt plus de 150 emplois créés.
Pour cela, il a lancé un nouveau mode de management prônant l’autonomie, enfin à la mode aujourd’hui, 90 ans plus tard.
Les directeurs étaient jugés sur leurs résultats financiers annuels et avaient une autonomie totale, y compris pour leurs propres notes de frais. Ils avaient donc toute liberté de vendre et d’embaucher, mon père se chargeant seulement des achats et des transports, donc des relations avec les fournisseurs qu’étaient les compagnies ferroviaires et les mines.
Il fallait pour cela recruter des personnes de grande qualité, même si elles étaient issues de milieux très populaires. C’était même un atout, car cela leur donnait l’occasion d’une formidable ascension sociale et il y avait ainsi une quasi-vénération pour le patron qui la leur permettait.
Les qualités requises étaient d’abord pratiques : savoir gérer des équipes de manutentionnaires à la pelle et à la grue, de chauffeur de petits et gros camions, recruter quelqu’un de confiance à la caisse (une femme le plus souvent) etc. Mais les directeurs devaient avoir aussi des qualités relationnelles pour les contacts avec les autorités locales et les industriels, même si mon père veillait à les introduire lui-même où il fallait, puis à les appuyer de temps en temps.
Je me souviens de quelques personnalités : un réfugié tchèque à l’accent rocailleux, plus à l’aise entre une pelle et une grue que dans les bureaux du maire. Un autre était un organisateur méticuleux qui avait fait de son chantier une mine d’or dans une ville moyenne, ayant à la fin de l’année gagné bien plus que ses collègues de villes plus importantes.
Notre héros, Georges Montenay, devint ainsi le patron d’une société moyenne en contact avec des milieux tout à fait nouveaux.
Du côté des mines, il y avait des grands ingénieurs, dont des polytechniciens, côté clients, il y avait maintenant des industriels, et, côté importateurs, des grands bourgeois français ou anglais, parfois armateurs.
Cela s’est bien passé avec les ingénieurs des mines, de la SNCF et les industriels, car il était curieux de leur faire raconter leurs études et leur carrière, ce qu’ils faisaient avec plaisir. Et il en profitait également pour apprendre les meilleures techniques en usage. Cela lui donnait l’occasion de remplacer un peu les études qu’il n’avait pas pu faire.
Par contre, les contacts avec les grands bourgeois furent plus difficiles, du fait de leur sentiment de supériorité sociale et de son jeune âge. Sa participation aux organismes professionnels l’amena à leurs réunions. Mais pas encore à leur table privée, pour bien marquer leur différence.
Cinquante ans plus tard, il appréciait particulièrement d’être maintenant le plus ancien dans la profession et le seul survivant de toutes ces entreprises, grâce à l’adaptation de son métier aux évolutions que je vous raconterai dans un prochain épisode.
Et le Front populaire de 1936 direz-vous ? En tant qu’historien en herbe, je lui ai bien sûr posé la question et voici ce qu’il m’avait répondu :
« Bof, s’il y a des lois, nous les respectons, même quand elles compliquent tout. Mais plutôt que de jouer à la révolution, il vaut mieux que patrons et salariés s’entendent directement dans chaque entreprise. Même avant 1936, je n’ai jamais refusé un congé payé qui me paraissait raisonnable ».
Aujourd’hui, on crierait au paternalisme !