Le 13 janvier 1953, la Pravda, l’organe officiel du Kremlin, publiait un article fracassant fidèlement – servilement – repris in extenso le lendemain dans L’Humanité, le quotidien du Parti Communiste Français. On y révélait l’existence d’un complot visant à éliminer un à un les plus hauts dirigeants de l’État, et conséquemment l’État communiste lui-même. Le complot suprême, en quelque sorte, celui qui devait être le couronnement de tous ceux – ils sont nombreux – que le pouvoir en place – Staline en tête – se glorifiait d’avoir déjoués et réprimés depuis la révolution d’octobre 1917.
« La sécurité de l’État a démasqué un groupe de médecins criminels. À la solde des services secrets américains et du « Joint Distribution Committee » sioniste, ils cherchaient à attenter à la vie des dirigeants soviétiques », titre et sous-titre le quotidien communiste français avant de poursuivre avec le texte même de la Pravda.
« L’agence Tass a publié aujourd’hui une information au sujet de l’arrestation d’un groupe de médecins saboteurs. Ce groupe terroriste […] se proposait d’abréger la vie de militants actifs de l’Union Soviétique au moyen de traitements nocifs […] Se couvrant du titre noble et élevé de médecin, d’homme de science, ces criminels et ces assassins foulaient aux pieds le drapeau sacré de la science. S’engageant dans la voie de crimes monstrueux, ils ont profané l’honneur du nom de savant. Les camarades Jdanov et Chterbakov sont tombés victimes de cette bande de bêtes féroces à face humaine […]. Ils (ces médecins) avaient été recrutés par une filiale des services d’espionnage américains, l’organisation nationaliste bourgeoise juive internationale « Joint ». Le sale visage de cette organisation sioniste d’espionnage, qui couvrait sa vile activité sous le masque de la bienfaisance, a été été entièrement dévoilé ». Il s’agit du fameux complot dit « des blouses blanches ».
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Quelques semaines plus tard, en avril 1953, Churchill adresse à Eisenhower, le président des États Unis, une lettre dans laquelle il écrit : « Rien ne m’a davantage impressionné que l’histoire des médecins ». À n’en pas douter, il subodorait que ce complot-là était d’une tout autre envergure que les précédents, et que ses implications, ses conséquences auraient pu être sans commune mesure avec ce qu’on avait connu jusque là. « Si le complot contre les médecins juifs avait abouti, l’histoire du monde aurait été changée », écrivent Jonathan Brent et Vladimir P. Naumov dans leur étude très fouillée, très argumentée de cette affaire, au demeurant fort complexe[1]. S’il avait abouti, son caractère violemment antisémite aurait eu des conséquences tragiques pour la population juive de l’Union Soviétique[2], retenue prisonnière. Ses implications étaient encore plus grandes que celles du procès du Comité Antifasciste Juif ou de l’abrogation des droits des Juifs qui eurent lieu durant la campagne anti-cosmopolite, en 1947-1948. Un fait parmi d’autres, significatif cependant : 1948, cette année-là, Staline impose le divorce à l’épouse – juive – de Molotov et la fait incarcérer, coupable de s’être entretenue en yiddish avec la représentante de l’État d’Israël nouvellement nommée, Golda Meir, lors d’une réception.
Au mois d’août 1952, à l’issue d’un procès secret – parodie de justice, on s’en doute – les membres dirigeants de ce comité antifasciste furent exécutés. Quant à la Campagne anti-cosmopolite évoquée, particulièrement violente, elle fut conduite par le camarade Jdanov, mentionné plus haut, celui-là même qui devait mener par ailleurs avec une égale brutalité la répression contre les milieux culturels et scientifiques, avec pour cible première les Juifs. Car il n’est pas inutile de préciser que l’antisémitisme stalinien se nourrit aussi d’une aberration culturelle, scientifique. Celle-ci a un nom : Lyssenko, le « Staline de la biologie » selon l’expression de l’historien Adam Ulam. Le tout puissant Lyssenko, l’imposteur qui prétendait avoir créé des variétés de blé et de légumineuses capables de protéger à jamais les populations soviétiques des famines et pénuries endémiques. Le charlatan est alors au faîte de sa douteuse gloire. Ses délires scientifiques sont promus par Staline vérités intangibles, incontestables, universelles. Quiconque les critique, les conteste devient par le fait même un ennemi de l’Union Soviétique et de son peuple. Lors du séminaire de l’Académie des sciences agricoles de l’été 1948, Lyssenko conclut son interminable et imbuvable prédication par cette envolée : « Gloire au grand Staline, chef du peuple et Coryphée de l’avant-garde de la science ». Il ne pouvait faire moins. Il est bien évident que, dans ce contexte d’un obscurantisme préfigurant à maints égards l’ineptie wokiste d’aujourd’hui – puisqu’il s’agissait déjà de dénier toute pertinence à la science dite bourgeoise – les communautés culturelles, médicales, scientifiques non infestées par ce virus, juives mais pas seulement, étaient à considérer comme de la vermine, tout juste bonne à être étouffée, radicalement éliminée.
Cependant la traque allait bien au-delà des hautes sphères savantes. Des comités de « vigilance », autrement dit de délation, se constituèrent un peu partout avec mission de dénoncer les Juifs et les « douteux ». Entre octobre et janvier 1953, des centaines de médecins furent arrêtés. À la même période, quatre nouveaux camps de concentration sont mis en chantier aux confins de l’URSS, destinés aux « criminels les plus dangereux ». Il semble donc évident que Staline forme alors un projet de déportation de masse. Quant à la technique des procès, elle se trouve admirablement résumée dans les propos du camarade Rioumine, zélé inquisiteur en chef : « Votre arrestation suffit à établir votre culpabilité, et je ne veux pas entendre la moindre discussion à ce sujet ». Beria, psychopathe terrifiant, rival de Staline, n’est pas en reste dans ce registre qui clamait avec fierté : « Confiez-moi un prisonnier pour une nuit et je lui ferai avouer qu’il est le roi d’Angleterre ».
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L’article de la Pravda et sa copie conforme de L’Humanité nous livrent en réalité le schéma très exact de la stratégie communiste en matière de purge. Dans sa première partie, révélation du prétendu complot. Vient ensuite l’accusation d’impéritie des services – police politique, renseignement et autres – enfin, incompétence des personnels politiques qui ont nommé ces incapables. Donc, nécessité de faire le ménage à chaque étage. La purge stalinienne fonctionne toujours ainsi, c’est une purge à tiroirs, un enchaînement diabolique qui permet d’acquérir et de conserver « la garantie totale » de pérennisation du système que Boukharine appelait de ses vœux. Ainsi, à chaque purge, le dictateur suprême élimine ses rivaux potentiels, fait grimper de nouvelles têtes qui à leur tour tomberont en temps utile.
La légitimé révolutionnaire ne reposant pas dans son principe sur la représentation électorale, encore moins sur un quelconque droit divin, n’a pour seul fondement que la lutte. La sacro-sainte lutte. Elle est ce qui nourrit, justifie, sacralise la réalité révolutionnaire. Elle lui est nécessaire. Elle lui est consubstantielle. D’où l’obligation permanente, tant en interne qu’en externe, de trouver un ennemi à combattre. Les koulaks, les paysans « cupides » dans les années vingt, les trotskystes dix ans plus tard, puis la purge finale, les Juifs. Inexorablement, on devait arriver à cet aboutissement logique, le Juif considéré en tant que coupable paroxystique, cristallisant commodément le faisceau d’accusations utiles : liens avec l’étranger du fait de la diaspora, éducation culturelle différente pour ne pas dire divergente, donc suspecte, hostilité religieuse séculaire, compromission économique, etc. Staline ne fait en cela que rejoindre Hitler. Derrière sa purge finale une « solution finale » peu ou prou démarquée de celle des nazis se profilait-elle ? Nous ne le saurons jamais avec certitude, la mort du Petit Père des Peuples, survenue – très opportunément – le 4 mars 1953 mettant fin à ce délire conspirationniste sans précédent qu’aura été le « complot des blouses blanches ». Un complot fabriqué de toutes pièces, un chef d’œuvre effrayant de cynisme, de sadisme, de violence, de cruauté.
La clique arrivée ensuite au pouvoir – Malenkov, Béria, Molotov, Kroutchev… – s’empressera de faire machine arrière, dédouanant et libérant les médecins détenus ainsi que leurs épouses. Bien sûr, ils y vont eux aussi de leur purge. Ils liquident dans la foulée tous ceux qui ont joué un rôle dans l’affaire, dont le camarade Rioumine pour ne citer ici que lui. Les nouveaux dirigeants se sont-ils finalement effrayés de la tournure que risquait de prendre cette folie ? Ont-ils quelque chose à voir avec la mort de Staline ? Nul ne sait. Même si Béria, suivant le cortège funéraire du dictateur, se serait laissé aller à se vanter de l’avoir envoyé ad patres.
Le 7 avril 1953 paraît un nouvel article dans la Pravda, toujours aussi scrupuleusement repris dans L’Humanité : « Les professeurs et médecins sont complètement lavés des accusations dont ils étaient l’objet et ont été libérés », lit-on. Professeurs et médecins qui se trouvent désignés ailleurs dans l’article comme autant de « personnalités éminentes de la médecine soviétique ». Il est intéressant de constater que, pas plus dans le long article de la Pravda que dans sa réplique de L’Humanité, il n’est fait référence à leur qualité de Juifs. Coupables, ils l’étaient, Juifs. Innocents, ils ne le sont plus. Ainsi, voilà passée à la trappe l’hystérie antisémite de cette abominable conspiration ! Nous sommes en 1953. Tant de « pudeur », en France, a tout de même de quoi surprendre. Peu auparavant, la presse communiste avait couvert en grand les obsèques de Staline. « Deuil pour tous les peuples qui expriment dans le recueillement leur immense amour pour Le Grand Staline », titre sobrement L’Humanité dans son édition spéciale du 6 mars. On peut y lire également, dans un long hommage signé Jacques Duclos : « Les enseignements de Staline éclairent notre route, nous rappellent l’impérieuse nécessité de la fidélité aux principes du Parti, de la lutte sans merci contre les déviations de la ligne marxiste-léniniste (…) Nous nous efforçons, suivant la trace du meilleur stalinien français, Maurice Thorez, d’être dignes nous aussi du beau titre de staliniens ». « Le beau titre de stalinien ». No comment! Plus tard, Molotov se fendra de cette prédiction glaçante : « Staline sera réhabilité, cela va sans dire ! » Le pire est qu’on ne peut exclure, aujourd’hui, avec certitude cette riante perspective.
[1] Cf. Le Dernier Crime de Staline – retour sur le complot des blouses blanches. Calmann-Lévy 2006.
[2] et des démocraties populaires.
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