Entre les jambes du pont, la Loire s’écoule en chantant. Nevers se dresse, de pierres et d’années vêtue, de l’autre côté de l’ouvrage. Voici ses toits qui s’inclinent, saluant celles et ceux qui viennent à sa rencontre, sa cathédrale qui lève les yeux vers le ciel.
Et puis, à droite, ce vaisseau de béton amarré sur la rive depuis les années 1960, dont la construction est allée de pair avec la déviation de la RN 7, appelée à passer sur la chaussée élargie du boulevard Pierre-de-Coubertin pour désengorger l’hypercentre. Ce trois-mâts immobile, bâti sur les derniers soupirs de l’ancien quartier des mariniers (les Pâtis, démoli à la fin des années 1950 pour insalubrité) rassemble en un imposant triptyque la Maison des Sports, la Maison de la Culture de l’agglomération neversoise et la Bourse du Travail.
Maquette conservée aux Archives départementales.
"Ce building planté seul au milieu d’un terrain nu choque pour l’instant les âmes éprises d’esthétique", commentait Le Journal du Centre au moment de l’inauguration de cette dernière, le 1er mai 1964. 60 ans plus tard, des Nivernais la qualifient encore, d’une formule un peu moins poétique, de "verrue" défigurant le quartier.
À l’époque de l’élévation de cet ensemble, la modernité de son architecture s’inscrivait dans l’élan du progrès façon Trente Glorieuses. Le sport et les arts devenaient accessibles à tous, et non plus qu’aux élites, en un même lieu, rappelle Olivier Vavon, secrétaire départemental FO. Le grand navire devait voguer sur les flots de l’épanouissement, de la liberté, poussé par le vent de l’émancipation et de l’égalité, la voile de la liberté syndicale hissée au centre.
Doter Nevers et la Nièvre de grands équipementsL’enthousiasme était alors de mise : la grande salle de la Maison des Sports est décrite, dans les colonnes du journal, comme "dotée des derniers perfectionnements." De ce site, écrit le journaliste André Gaudry en 1969, "il est facile de prédire le plein emploi" tant les Nivernais sont, jusqu’alors, "défavorisés sur le plan de l’équipement sportif."
Il faut bien un secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports pour l’inaugurer avec un grand gala omnisports, devant 2.000 Nivernais ayant pris place dans les gradins et les concepteurs du projet, les architectes Guillaume et Vauzelle.
Inauguration de la Maison des Sports de Nevers, fonds du journal La Montagne conservés par les Archives départementales de la Nièvre (18 Fi).
La Maison de la Culture neversoise est, elle, née de l’ambition de démocratisation et de décentralisation portée par André Malraux. Située à l’autre extrémité de l’édifice, elle constitue, dans les années 1970, un espace d’expérimentation et d’effervescence culturelles, décrit l’architecte Patrice Warnant.
Il se souvient d’intervenants de qualité, de la discothèque où l’on venait écouter les derniers albums, casque sur les oreilles. D’autres citent les concerts de Brassens, Léo Ferré, Anne Sylvestre, Malicorne, les cours de théâtre, les ateliers de photographie, la découverte de la danse contemporaine.
Des déplacements en bus, depuis le lycée, une véritable "aventure" pour une bande de copines. Et puis "de l’ouverture d’esprit, du respect, un bouillonnement intellectuel." Pour toute une génération de Nivernais, le rapport à ces lieux s’inscrit, aujourd’hui, dans une forme d’attachement, de fidélité à une histoire commune, l’empreinte sensible d’une adolescence assoiffée de découverte.
Franchir les portes pour saisir le lieuLa mémoire personnelle et collective participe à façonner l’âme d’un bâtiment, à lui conférer une identité, une présence. Les récits animent, décentrent la perspective. Pour saisir l’espace, il faut d’abord collecter le vécu et dépasser les jugements portant sur l’apparence seule. Il faut franchir les portes.
Seraient-ce là "les plus beaux bureaux de Nevers", comme le dit Éloïse Thomas, chargée de communication de La Maison (nouvelle dénomination de la Maison de la Culture) ? La Loire s’allonge, paisible, à l’horizon, devant les fenêtres de l’équipe administrative. L’établissement est aujourd’hui un lieu de création, de diffusion, accueillant pièces, concerts, spectacles et expositions. "Elle est bien identifiée comme un lieu culturel important", témoigne son directeur, Jean-Luc Revol. Le Neversois y est particulièrement attaché, lui qui l’a fréquentée dès 1973.
À La Maison, une standing ovation dans la salle Philippe-Genty, la plus grande de la Nièvre (978 places).
"On a de la chance que cet équipement ait traversé les décennies", souligne le secrétaire général Laurent Codair. Désireuse de raviver la dynamique populaire de ses jeunes années, de "susciter envie et curiosité", La Maison questionne les effets de l’institutionnalité et cherche à s’ouvrir encore davantage. En témoigne l’organisation, en juin dernier, dans le hall, d’une grande soirée festive avec le Cabaret Secret, en lien avec la Marche des Fiertés, qui a rassemblé habitués et nouveaux visages.
La Maison des Sports, un double visageLa Maison des Sports abrite nombre de paires de baskets, de gouttelettes de sueur et d’équipes, des boxeurs, danseurs, haltérophiles ou handballeurs. André Rainat, ancien président du club de l’Uson Handball, en a foulé le sol pour la première fois en courant un 40 m... pour l’inauguration. La salle de compétition, largement rafraîchie depuis lors, accueille entraînements, matches, évènements majeurs. "Tout le monde nous l’envie", sourit André Rainat.
Avec ses camarades Alain Gresle et Denis Bonniaud, il raconte "les montées" du club, les "salles pleines" qui font les souvenirs. "L’avantage, c’est que ce n’est pas loin de Paris, c’est un point central", ajoutent-ils. Il y a quelques mois, la Maison des Sports a hébergé un match de hand fauteuil opposant la France à l’Espagne. Une occasion parmi d’autres de montrer le "savoir-faire" de l’accueil neversois.
Mais c’est un fait : malgré les rénovations ciblées, le bâtiment vieillit, et la fleur de l’âge par endroits se flétrit. Par exemple, le dojo, installé en sous-sol, "est resté dans son jus", observe Olivier Oberson, président d’un club qui compte 360 licenciés. Un "lieu mythique", oui, mais obsolète et dans lequel il devient compliqué d’accueillir du public. Vient un temps où l’attachement ne suffit plus à colmater les failles.
Des syndicats facilement repérables en villeAu centre, enfin, la Bourse du Travail, "imprégnée de l’histoire sociale et syndicale de la Nièvre", expose David Boucher, de la CFDT Santé-sociaux. Là, des instituteurs ont aidé des ouvriers à déchiffrer leurs contrats de travail. Des associations côtoyaient les organisations syndicales, celles-ci toujours joignables d’une pression sur le même interphone. La tour, lieu de rencontres, de soutien, point central des luttes sociales, est bien placée pour les usagers, note Laurence Pauchard, secrétaire régionale de la CFDT.
Depuis plusieurs années, le sort de la Bourse du Travail, bâtiment municipal vétuste, est incertain. Il a été question, un temps, d’un projet d’hôtel de luxe, "laissant les interlocuteurs dubitatifs", selon David Boucher.
Le déménagement des syndicats n’est pas encore à l’ordre du jour. Mais si relogement il devait y avoir, "nous aimerions être rassemblés en un même lieu", dit Loïc Berthon, secrétaire départemental de la CGT. Un aspect pratique plus que symbolique au regard de leurs missions, dans un contexte de détérioration de la situation sociale.
Renouer avec la LoireEn 1964, le journaliste chargé de la couverture de l’inauguration de ce qui devait s'appeler Maison du Travail s’émerveillait de la vue offerte par le dernier étage de l’immeuble "sur la Loire et la campagne environnante", "sur les jardins de la place de la République, le palais ducal et la cathédrale. Nombreux furent ceux sans doute qui pensèrent avec une petite pointe d’envie aux gens qui auront à travailler et se réunir dans un tel cadre", glissait-il.
"Trop longtemps, la ville a tourné le dos à la Loire", estime l’architecte Patrice Warnant, qui a œuvré à la rénovation de La Maison et placé son entrée face au pont, un parvis assurant la jonction de la cité et du fleuve. La cage de scène s’est habillée de verre, reflétant ciel, oiseaux, paysage. Pour répondre à l’objectif d’économie d’énergie, Patrice Warnant a imaginé un mur Trombe, système utilisant l’énergie solaire pour chauffer ou rafraîchir l’édifice.
Adapter le bâti, faciliter les usages, les passages, voilà la démarche des temps présents. L’ossature soutient et permet le mouvement. Le parvis se transforme, lors de la retransmission de matches, en fan zone où l’on tremble et s’amuse. Le skatepark adjacent se peuple de gamins en trottinette et les flâneurs trempent leur rêverie, des yeux, dans le courant.
Pensent-ils encore à ces bras de la Nièvre (rivière que le projet a busée sous le boulevard) dont la ville a été amputée ? Si le quartier des Pâtis avait survécu aux coups de tête des bulldozers et à l’élan destructeur des politiques d’aménagement et d’hygiénisation, il aurait pu devenir "le quartier le plus touristique de Nevers", comme Saint-Leu, à Amiens, expose Patrice Warnant. Nevers aurait eu sa petite Venise, les toues et gabares remplaçant les gondoles...
Malgré l’usure, l'archipel des trois Maisons neversoises continue à jouer son rôle de phare de vie sociale, culturelle et sportive entre Loire et coulée de bitume, éclairant la cité de son rayonnement intérieur.
Texte : Alice Forges Photos : Christophe Masson