Raide comme la justice. Ce 20 juin 2022, Xavier Bertrand est de ceux qui ne transigent pas. Le patron des Hauts-de-France fait peu de cas du résultat des législatives, qui ont accordé la veille un rôle pivot au groupe Les Républicains (LR) à l’Assemblée nationale. Le pouvoir est là, à portée de main. Lui le néglige ostensiblement, se drapant dans le costume de la vertu. "On n’est pas là pour bloquer, mais on n’est pas à vendre. Il n’est pas question de rentrer dans une majorité présidentielle ou un accord de gouvernement", lance-t-il en marge d’un Conseil stratégique du parti. L’homme est alors au diapason des siens. A droite, personne ne plaide pour un compromis avec un président réélu mais déjà déclinant. L’indépendance pour seule boussole.
Enfin, presque personne. Jean-François Copé prêche dans le désert. Lui prône une participation de la droite au gouvernement pour retrouver de l’oxygène. Un retour aux affaires, enfin ! L’ancien ministre s’en ouvre en privé à Xavier Bertrand :
- "Tu as tort Xavier, c’était pour toi."
- "Tu as raison, mais il ne faut pas avoir raison trop tôt."
Compromis rime alors avec compromission. Xavier Bertrand est revenu dans sa famille politique quelques mois auparavant, à la faveur d’une primaire perdue face à Valérie Pécresse. Il serait déplacé de regarder ailleurs. Et puis, il ne croit guère en cette coalition, aussi défendue par Nicolas Sarkozy. "Il ne faut pas regretter de n’avoir pas gratté à la porte. Elle ne serait pas ouverte, confie-t-il en août 2022. Macron n’avait pas l’intention de nouer un accord, seuls les débauchages l’intéressaient." A-t-il franchement tort ? Le chef de l’Etat se contente alors de vagues consultations, sans jamais tendre la main à la droite. Agit comme s’il disposait encore d’une majorité absolue, malgré le verdict des urnes.
Deux ans ont passé. Il est l’heure d’avoir raison. Il n’est plus question d’offrir une majorité à la France, mais de lui éviter la paralysie parlementaire. Il ne s’agit plus de rallier un homme, mais de lui imposer une "cohabitation". Voilà Xavier Bertrand prêt à enfiler les habits de Premier ministre d’un président aux abois. Encore faut-il s’imposer à Emmanuel Macron, homme à la psyché insondable. Parlez-en à Nicolas Sarkozy. L’ancien chef de l’Etat a récemment confié en privé que son ancien ministre "coche quelques cases" pour Matignon. Tout en admettant que "personne n’arrive à être dans la tête de Macron".
A défaut de sonder son âme, autant frapper à sa porte. Xavier Bertrand s’est lancé dans une campagne intense pour s’installer à Matignon. Il défend le 9 juillet l’idée d’un "gouvernement d’urgence nationale", avec une teinte "politique" et dirigé par une figure des Républicains. Depuis, ses partisans se relaient dans la presse pour soutenir la nomination de leur champion. On égrène le chapelet de ses qualités, avec la force de l’évidence. Cet homme de droite n’est-il pas capable de parler à la gauche sociale-démocrate ? N’a-t-il pas battu deux fois le RN dans sa région ? Son expérience politique n’est-elle pas un atout dans le chaudron parlementaire ? Et puis, son opposition historique au chef de l’Etat enivrerait le pays de ce "parfum de cohabitation" vanté par l’Elysée, après la défaite du bloc central aux législatives.
Gare à ne pas en faire trop. Plusieurs élus ont mis en garde Xavier Bertrand sur cette offensive médiatique peu discrète. "Trop de Bertrand cité dans la presse par des gens qui ne sont pas les plus influents sur le président n’est pas le meilleur moyen d’y arriver", lui a glissé un cadre LR. Emmanuel Macron n’aime pas qu’on lui force la main. Alors, se faire imposer un Premier ministre… "C’est spontané", a assuré en substance l’intéressé à un député, guère dupe. "Personne ne parle à Macron, et inversement, défend un ancien ministre LR. Xavier n’a pas le choix. Il doit se faire connaître." Avec dextérité. Autour du président, on s’amuse d’un récent article publié dans Le Figaro autour de ses ambitions. "Je suis prêt à relever le défi", proclame Xavier Bertrand dans une première version, avant que cette phrase ne soit finalement attribuée à un "proche" de l’ancien ministre. Vivons ambitieux, vivons (presque) cachés !
C’est qu’il faut faire dans la dentelle avec cet insaisissable président. Xavier Bertrand entretient une relation orageuse avec Emmanuel Macron. S’entremêlent entre eux proximité idéologique et divergences humaines et politiques. Les deux hommes partagent les mêmes convictions européennes et une approche économique similaire. Pas un hasard si le nom de Xavier Bertrand est cité dès 2017 pour rejoindre l’aventure macroniste. Il ne donne pourtant pas suite aux sollicitations. "Je n’oublie pas mes idées et mes valeurs pour un poste", justifie-t-il à l’époque. L’homme mue vite en opposant irréductible, se posant en miroir inversé du chef de l’Etat. Xavier Bertrand joue au ventriloque des "territoires", à rebours du "centralisme parisien" symbolisé par Emmanuel Macron. Cet adepte du dialogue social étrille la "verticalité" d’un président qui "efface le Parlement et méprise les élus locaux." Jusqu’à jouer au matamore avec lui. Comme ce 14 septembre 2021, où il lui promet, dans son style surjoué, un "débat, un vrai débat" lors d’une rencontre à Roubaix.
Le camp Bertrand se livre aujourd’hui à un jeu d’équilibriste. Les divergences avec Emmanuel Macron sont revendiquées, mais aussi relativisées. Il ne faudrait pas que le "parfum de cohabitation" sente l’eau de Cologne. "Il n’y a aucune incompatibilité ontologique entre eux", certifie un proche du patron des Hauts-de-France. Ses partisans louent le "gaulliste" Bertrand, soucieux du respect des prérogatives régaliennes du chef de l’Etat. On évoque leurs rencontres apaisées lors de déplacements officiels, loin des propos d’estrade des plateaux télévisés. Il est urgent de montrer patte blanche et de limer les griffes.
Alors, on se renifle. Des émissaires d’Emmanuel Macron ont pris langue avec ceux de Xavier Bertrand. Le président lui-même sonde des élus. Souvent pour tester l’hypothèse. Parfois pour en savoir plus sur le profil du Nordiste. "Cela ne pose pas de problème par rapport à Wauquiez ? "a ainsi demandé le président à un parlementaire. Précision utile : l’homme a aussi été sondé sur Michel Barnier et Jean-Louis Borloo. Xavier Bertrand sait que sa relation dégradée avec Emmanuel Macron est un obstacle à franchir. "Le sujet porte sur leur capacité à bien bosser ensemble, juge un interlocuteur du chef de l’Etat. Est-ce possible ? On ne le sait jamais à l’avance." "Xavier a conscience de n’être peut-être qu’un leurre", confie un soutien. Auprès d’un élu, il s’interroge : Et si le président se tournait plutôt vers une personnalité guère engagée politiquement ? Pas vraiment son profil.
Le brouillard ne se dissipe pas. Dans l’attente d’une fumée blanche, les pronostics tiennent lieu d’analyse. Chacun tente de saisir les intentions du président de la République, au moyen de démonstrations toujours intéressées. "Le sujet n’est plus personnel mais politique", assure un ministre favorable à l’hypothèse Bertrand, quand un fidèle du chef de l’Etat issu de la gauche raille avec dédain ce "bon élu local" suscitant le "mépris" d’Emmanuel Macron. La droite, elle, reste sceptique. Le chef de l’Etat serait trop rancunier pour offrir Matignon à son rival. Trop ivre de son pouvoir pour nommer un chef de gouvernement de cette envergure politique. "C’est un usage de la Ve République. Le président ne nomme jamais le Premier ministre désigné par les médias sinon pour le tuer", note un hiérarque LR.
Ira, ira pas ? Ces interrogations soulignent l’ambivalence de la période politique. L’Elysée comme le camp Bertrand vantent les mérites d’une "cohabitation", après les législatives. Faute de majorité absolue, la nomination du futur Premier ministre relève pourtant d’un fait du prince. Jacques Chirac n’avait d’autre choix que de nommer Lionel Jospin après la dissolution de 1997. Xavier Bertrand n’est ici qu’une option parmi d’autres d’un président qui garde quelques cartes en main. L’homme en est réduit à attendre le verdict présidentiel. "Pour moi, c’est tout bénef, a-t-il assuré à un élu. Soit il me nomme, et je tente ma chance. Soit il ne me nomme pas, et je réapparais à nouveau quand même." Dans quelques jours, il saura s’il a eu raison trop tard.
