Il avait posé ses valises aux Etats-Unis en 1994, enseigné depuis dans des universités et écrit de nombreux ouvrages. Profondément inséré dans la diaspora chinoise outre-Atlantique, il était une figure de la lutte pro-démocratie respectée et appréciée. Ainsi, d’aucuns tomberont-ils de l’armoire en apprenant qu’il n’était en réalité qu’un cheval de Troie du Parti communiste chinois qui regorge d’inventivité lorsqu’il s’agit d’espionner ses ressortissants dissidents partis vivre à l’étranger. C’est en tout cas l’avis de la justice américaine qui, ce mardi 6 août, a reconnu coupable Shujun Wang : il est accusé d’avoir utilisé sa réputation de militant démocrate pour servir les intérêts de Pékin.
Une décision rendue à l’issue d’un procès d’une semaine, durant laquelle les juges new-yorkais ont tenté de faire la lumière sur la double vie du septuagénaire. Une mascarade longue de plus d’une décennie, dont le point de départ se situe en 2005. Car dès le milieu des années 2000, tout en continuant à porter le costume d’opposant au régime chinois, Shujun Wang commence à s’entretenir régulièrement avec des cadres de l’agence nationale de renseignement de Pékin. Un comité à qui l’écrivain communique de nombreuses informations sur les ressortissants pro-démocratie établis aux Etats-Unis. Et ce, en suivant une méthode habile qui, appliquée au cas d’un écrivain, est susceptible de passer inaperçue. Du moins, suffisamment longtemps pour être efficace.
Ainsi, plusieurs années durant, l’universitaire naturalisé américain tient-il un journal de bord dans lequel il relate quotidiennement ses journées : conversations, réunions, ou encore projets organisés par les détracteurs du gouvernement chinois. Parmi lesquels se trouvent des pro-démocrates de Hongkong, des partisans de l’indépendance de Taïwan et du Tibet ou encore des activistes ouïgours. L’un des écrits lus par les procureurs concerne notamment les événements commémorant les manifestations de 1989 et la répression sanglante sur la place Tiananmen à Pékin.
En l’espace de plusieurs mois, le FBI découvre les synthèses pour le moins exhaustives rédigées par Shujun Wang, et compilées dans la section "brouillons" d’une plateforme de messagerie. Façon ingénieuse de faire lire ses rapports aux services chinois qui disposent de codes d’accès sans laisser de traces d’échanges numériques. Les canaux restent toutefois variés. Pour transmettre des détails sur des événements pro-démocratiques à venir, Wang utilise également des applications de messageries cryptées. C’est via ce canal qu’il donne par exemple des informations au renseignement chinois sur les projets de rencontre autour d’un éminent dissident de Hongkong de passage aux Etats-Unis
Au tournant des années 2010, les liaisons entre l’écrivain américain et la Chine se resserrent. Entre 2015 et 2017, l’universitaire effectue pas moins de trois voyages en Chine, dont un au moins aurait été payé par le ministère de la Sécurité d’Etat chinois. A l’affût de toute incursion chinoise sur leur sol, les Etats-Unis commencent à s’intéresser aux allers-retours et aux relations de l’universitaire avec le gouvernement de son pays natal. En 2017, le FBI va à sa rencontre, l’interroge. Le premier entretien d’une longue liste, pendant lequel Shujun Wang nie toute accointance avec les services de Pékin.
Mais sous l’insistance et la pression des agents fédéraux, le professeur retraité finit par admettre que l’agence de renseignement lui a demandé de recueillir des informations sur les pro-démocratie et avoue même avoir satisfait plus d’une fois les requêtes de Pékin. De là, les agents américains tendent plusieurs pièges à Shujun Wang.
En 2021 par exemple, un agent infiltré se faisant passer pour un affilié du ministère chinois de la Sécurité entre en contact avec Shujun Wang. Les deux hommes se rencontrent à plusieurs reprises, et ont des échanges réguliers. Au procès, à la question de l’avocat de la défense : "Il était très ouvert et bavard avec vous, n’est-ce pas ?", l’agent témoignant sous pseudonyme répond par la positive. Curieuse stratégie de défense décrite comme "parfois chancelante" par Radio Free Asia (RFA), témoin à plusieurs reprises de la colère de l’accusé, "qui a exprimé sa propre frustration à l’égard d’un ses avocats".
Comme ce jour où, devant le tribunal et sous l’œil des journalistes, Shujun Wang exhorte avec véhémence sa défense à mettre davantage l’accent sur son passé d’écrivain et de professeur émérite. Insuffisant toutefois, puisque à l’issue de sept jours d’audience, les juges le reconnaissent coupable. Premièrement, pour avoir fourni les coordonnées d’éminents dissidents à l’agence de renseignement chinoise. Deuxièmement, pour avoir menti à des agents fédéraux, et pour n’avoir pas répondu au devoir qui était le sien de se déclarer agent de l’étranger auprès du procureur général.
Une décision fustigée par Shujun Wang lui-même dans sa langue maternelle. "Ce verdict me semble injuste", a-t-il fait savoir à nos confrères de RFA, tout en précisant qu’il n’avait pas encore tranché s’il ferait ou non appel du jugement. Si tel n’est pas le cas, le cofondateur du laboratoire pro-démocratique Hu Yaobang Zhao Ziyang Memorial Foundation, qui encourt jusqu’à vingt-cinq années de prison ferme, sera définitivement condamné le 9 janvier prochain. Ainsi, s’est-il permis une pirouette humoristique en sortant du tribunal : "Plutôt qu’un livre sur le mouvement pro-démocratique, j’envisage d’en écrire un sur la vie dans les prisons américaines." Le titre est même déjà tout trouvé : An American Prison Memoir.