Ils ont l’œil dans les habitacles. En hauteur, les chauffeurs routiers observent la montée d’un phénomène : la hausse de l’utilisation des téléphones au volant. « C’est une réalité, pour Laurent Ladoux, PDG des transports Ladoux-Olano. D’ailleurs, un grand sport aujourd’hui, c’est de filmer nos camions alors qu’ils roulent, pour dénoncer une infraction. On vérifie systématiquement. Des fois c’est vrai, mais parfois, ça ne l’est pas… »
La preuve que dégainer le portable au volant n’est pas tabou. Assurances Prévention a réalisé une étude, contrôlée par le pôle d’expertise du risque Calyxis. L’objet : démontrer scientifiquement l’impact de l’utilisation d’un téléphone au volant sur la conduite, en étudiant le comportement de vingt-sept conducteurs, âgés de 21 à 73 ans. Le premier résultat est sans appel : laissés libre de faire ce qu’ils veulent, 76 % utilisent spontanément leur smartphone en conduisant…
Sans faire valider ses résultats scientifiquement, la gendarmerie du Cantal constate l’augmentation sur des volumes plus importants. Sur la même période, du 1er janvier au 21 juillet, en 2021, les militaires avaient verbalisé 414 téléphones au volant. Le chiffre monte à 515, en 2022, 654 en 2023 et 921 cette année.
« On ne cherche pas plus qu’avant, explique Sébastien Rouby, le chef de l’Escadron départemental de sécurité routière du Cantal. La sanction est lourde, trois points sur le permis, ce n’est pas rien. Mais malgré cela, il y a eu un relâchement sur ce sujet depuis le Covid. On le voit aussi sur les dépassements dangereux, les franchissements de lignes blanches, les excès de vitesse. C’est général. »
Un impact plus important que l’alcool sur le temps de réactionDu point de vue des motards de la gendarmerie, « on voit l’utilisation du téléphone au comportement du véhicule. En se rapprochant, on s’aperçoit que le conducteur tape un texto avec le téléphone sur ses genoux. Si le conducteur est pris avec le téléphone à l’oreille, il reconnaît rapidement, dit que c’était une urgence. Pour un texto, c’est parfois plus compliqué, on verbalise quand on est certain de l’avoir vu. Mais de toute façon, ils sont en général tellement concentrés qu’ils ne nous voient pas arriver… »
Pour son étude, Assurances Prévention a retenu ce que dit la loi au pied de la lettre : l’usage du téléphone tenu en main et des écouteurs (même sur une seule oreille). Téléphoner avec un système mains libres intégré à la voiture est autorisé, mais pas sans risque.
Sébastien Rouby, commandant l’Escadron départemental de sécurité routière, le note : « Il y a un effet tunnel, la conduite se fait en mode automatique. Quand on fait de la prévention, on pose la question : est-ce que, dans ces conditions-là, il est possible de voir et d’anticiper l’enfant qui joue avec un ballon à proximité de la route ? »
Il est aujourd’hui possible de fixer son téléphone au pare-brise et certaines voitures ont même un écran intégré au tableau de bord. Ce n’est pas mieux, même si ce n’est pas verbalisé… si c’est utilisé avec une très grande parcimonie. « C’est une vraie addiction, à la moindre notification, le conducteur regarde ailleurs. Aujourd’hui, l’ensemble de la population est dépendant. Le cerveau est constamment attiré par l’écran. Et on perd le contact avec la route. »
Pas d'apparition dans les statistiques en accidentologieL’usage du téléphone au volant n’apparaît pourtant pas dans les causes d’accidents dans le Cantal. S’il est possible de déterminer que le téléphone a sonné, ou qu’une communication était en cours au moment du choc, il est plus difficile de prouver que le conducteur était bien en train de répondre à un texto à ce moment-là, ou n’utilisait pas de kit mains libres.« On ne fait pas systématiquement la demande des fadettes, l’expertise technique du téléphone ou des capteurs de la voiture, explique le commandant. On ne va les réaliser que dans le cadre des accidents très graves, mortels. » Mais l’infraction reste considérée comme génératrice d’accidents graves : « Conduire est une activité qui nécessite de regarder devant, au loin, sur les côtés, dans les rétroviseurs. Alors que quand il regarde l’écran, le conducteur resserre son champ de vision. Il peut se faire surprendre, les réflexes sont moins bons ».
À ce sujet, l’étude du comportement de ces vingt-sept conducteurs sur trois trajets de 100 kilomètres sur autoroute, en utilisant différents distracteurs de conduite et en suivant le regard du conducteur revendique poser une réalité scientifique sur ce constat de professionnel de la route.
Effet tunnelSelon ses résultats, la rédaction d’un texto va détourner l’attention du conducteur de la route jusqu’à 35 secondes. Le temps passé à faire des écarts de trajectoire est multiplié par 13. Plus inquiétant encore : les contrôles des rétroviseurs n’existent plus…
« L’usage simultané d’un distracteur, comme la lecture d’un SMS ou une discussion au téléphone, va demander au cerveau de mettre en place des stratégies pour résoudre un événement qu’il n’avait pas prévu, car extérieur à l’activité de conduite. L’attention est alors détournée et cela engendre inexorablement des temps de réaction allongés et des accidents. On parle de rupture de la fluence cognitive », conclut Adrien Ballet, ergonome cognitiviste en charge de la supervision de cette étude chez Calyxis.
L’étude montre aussi que le temps de réaction est augmenté de 60 %, soit davantage qu’avec la dose de deux verres d’alcool, la limite autorisée par la loi. Mais il y a encore un vrai travail de prévention à faire : si choisir entre boire et conduire commence à être intégré par les conducteurs, l’usage du téléphone est encore banalisé. À tort.
Pierre Chambaud