"J’ai hâte de rentrer à la maison, voir ce qu’il s’y passe et comment nous pouvons nous organiser pour sortir des problèmes dans lesquels nous sommes", a déclaré ce mercredi 7 août le prix Nobel de la paix Muhammad Yunus à des journalistes en arrivant à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. L’économiste de 84 ans va diriger un gouvernement intérimaire au Bangladesh, où des manifestations réprimées dans le sang ont eu lieu depuis début juillet. Il a embarqué pour un vol à destination de Dubaï, où il fera escale avant d’arriver au Bangladesh, pays qu’il avait quitté début 2024 après avoir été condamné à six mois de prison pour avoir enfreint le droit du travail, accusations qu’il nie.
Muhammad Yunus a appelé ses concitoyens au "calme", après plus d’un mois de manifestations, notamment d’étudiants, contre des quotas pour le recrutement dans la fonction publique et qui ont fait au moins 432 morts, selon un bilan de l’AFP. "Je lance un appel vibrant à tout le monde afin de garder son calme. Je vous demande de vous abstenir de toute forme de violence", a-t-il déclaré dans un communiqué à la veille de son retour et après la fuite de la Première ministre démissionnaire Sheikh Hasina. "Soyez calmes et prêts à reconstruire le pays. Si nous empruntons la voie de la violence, tout sera détruit", a ajouté l’économiste, qui a aussi "félicité les courageux étudiants" et "le peuple de leur avoir donné un total soutien".
Connu pour avoir sorti des millions de personnes de la pauvreté grâce à sa banque de microfinance, pionnière en la matière, le populaire Muhammad Yunus s’est attiré l’inimitié persistante de la Première ministre Sheikh Hasina, qui l’accusait de "sucer le sang" des pauvres. Revenue au pouvoir en 2009, cette dernière a remporté en janvier un cinquième mandat à l’issue d’une élection sans véritable opposition. Les manifestations ont commencé début juillet après la réintroduction d’un régime réservant près d’un tiers des emplois dans la fonction publique aux descendants d’anciens combattants de la guerre d’indépendance : le gouvernement Hasina a été accusé par les organisations de défense des droits humains de mettre à son service les institutions pour asseoir son emprise et éradiquer toute dissidence.
Si Muhammad Yunus s’est dit satisfait, dans le magazine britannique The Economist mardi, de la démission du gouvernement puis de la fuite de la Première ministre Sheikh Hasina en raison des manifestations, il a déploré "la perte de plus de 300 vies dans des violences cautionnées par l’Etat contre des manifestants pacifiques et des passants". Pour que "ces vies n’aient pas été données en vain", écrit-il encore, la prochaine étape consistera à "garantir la tenue d’élections libres et équitables dans les quelques mois à venir." "Nous avons besoin de toute urgence de nouveaux hommes politiques et de nouveaux dirigeants", a-t-il insisté, ajoutant qu’il fallait que les jeunes "ne soient pas obsédés par les règlements de comptes, comme l’ont été trop de nos gouvernements précédents".
Tarique Rahman, président par intérim du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), principal mouvement d’opposition à Sheikh Hasina, a lui aussi appelé à la tenue d’un scrutin "le plus vite possible", lors d’un discours vidéo adressé à une immense foule à Dacca, et depuis l’exil londonien qu’il a pris sous le mandat de Sheikh Hasina.
La décision "de former un gouvernement intérimaire […] avec Yunus comme chef" a été prise lors d’une rencontre entre le président Mohammed Shahabuddin, de hauts dignitaires de l’armée et des responsables du collectif Etudiants contre la discrimination, principal mouvement à l’origine des manifestations initiées début juillet, selon un communiqué de la présidence bangladaise mercredi.
Nahid Islam, meneur du collectif estudiantin qui a participé à la réunion avec le chef de l’Etat, a avancé que le prix Nobel aurait le titre de conseiller en chef. Le président Shahabuddin a dissous mardi le Parlement, comme le réclamaient les étudiants protestataires et le BNP. Lundi, il avait ordonné la libération des personnes arrêtées lors des manifestations et des prisonniers politiques, y compris Michael Chakma, un militant indigène incarcéré dans une prison secrète depuis 2019, a assuré mercredi son parti, le Front démocratique du peuple uni. Le chef de la police nationale a été limogé par le président Shahabuddin et l’armée a procédé à plusieurs remaniements parmi ses hauts gradés, notamment en rétrogradant certains d’entre eux jugés proches de Sheikh Hasina.
Lundi a été la journée la plus meurtrière depuis le début du mouvement, avec au moins 122 morts en 24 heures. Pour Thomas Kean, du think tank International Crisis Group, les nouvelles autorités font désormais face à un formidable défi : celui de "reconstruire la démocratie au Bangladesh, qui a été gravement abîmée ces dernières années".