Dans un pays à la dérive institutionnelle, il est bon de savoir que l’Université travaille sur des sujets essentiels. Je l’attendais depuis longtemps cet ouvrage précis, documenté et érudit sur « Caroline », la blondinette et ses huit amis (animaux domestiques et sauvages), dont les albums ont enchanté mon enfance.
Chez les bouquinistes, je ne résiste pas à l’achat des « albums blancs » de la décennie 1970 et il m’est arrivé d’offrir un exemplaire de la toute première série, notamment L’Automobile de Caroline datant de 1957 à mon épouse avant que les prix ne s’envolent. Inconsciemment, je pressentais le génie, la modernité et la tendresse de ce personnage créé par Pierre Probst.
Christophe Meunier vient m’apporter sur un plateau d’argent l’argumentaire qui me manquait pour déclarer une victoire sans appel de Caroline sur sa concurrente, l’insipide, la besogneuse, la conventionnelle Martine. Le match est plié. Les deux rivales à socquettes sont pourtant nées à la même époque, Caroline en 1953 est l’égérie d’Hachette et Martine en 1954, la tête de gondole de Casterman. Ce sont deux baby-boomeuses qui, à leur manière distincte, adopteront les codes de l’émancipation consumériste et de l’expansion économique, véhiculant deux France en transition. Elles débarquent dans un paysage éditorial « jeunesse » polarisé par Babar et Mickey. Elles sont le fruit de la loi de juillet 1949 qui encadre « les publications réservées à la jeunesse ». Entre la trompe de l’éléphant et les grandes oreilles de la souris, les petits Français plébisciteront vite les aventures de ces deux fillettes qui appartiennent à deux classes sociales différentes mais répondent au même code moral. Elles partagent des valeurs estimables que sont le travail, l’entraide, la politesse, le sérieux, la non-violence et aussi tous les clichés sur l’altérité, ce ne sont pas des hippies, ni des décolonisatrices, encore moins des suffragettes, elles ne sortent pas du cadre, elles n’ont pas vocation à modifier notre regard sur la marche du monde et nous alerter sur sa violence sociale inhérente. Martine est cependant plus bourgeoise, elle voyage en Première, elle a tout d’une « femme » d’intérieur et propage un imaginaire plus stéréotypé et régressif.
« Contrairement à Martine, Caroline ne semble pas très attachée à l’électroménager de la cuisine » analyse le géographe, même si les deux sont attirées par la télévision, l’objet de toutes les convoitises au tournant des années 1960/1970. L’auteur pousse son étude plus loin affirmant que Martine est à « l’image de cette démocratie des petits propriétaires » et Caroline « est résolument celle de la démocratie des salariés ». Martine aurait des velléités patrimoniales tandis que Caroline, petite fille de Français moyens, moins attachée à la stabilité d’un foyer, jouirait sans entraves de sa liberté de circuler. Caroline n’a pourtant rien d’une effrontée ou d’une frondeuse, elle veille sur la sécurité de ses petits compagnons qui se révèlent souvent indisciplinés. Christophe Meunier aborde toute une série de questions sur le genre (les garçons et les filles lisent indifféremment Caroline, ce n’est pas le cas chez Martine), les attributs de la modernité, les moyens de locomotion, tout le foisonnement et le catalogue des envies propagés par les Trente Glorieuses. Globe-trotteuse, Caroline conduit une Citroën C6 de 1929, barre un voilier, pilote un hydravion et se rend aux sports d’hiver. C’est elle qui a fait germer dans notre esprit, ce besoin de prendre le train, de télétravailler et d’acquérir une résidence secondaire. Très en avance sur son temps, Caroline ne se rend jamais à l’école, elle annonce la société des loisirs, les fins de semaine dans le Perche ou en Normandie, le rêve des cadres du privé, le « en même temps », le « guide du routard » et la gentilhommière à la campagne. Ce qui reste en mémoire, au-delà des histoires, c’est la puissance de l’image, les double-pages de Probst éclatantes sont des merveilles de lumière et de profondeur. Elles ouvrent les fenêtres, on y plonge avec délectation, elles sont nostalgiques, joyeuses, dynamiques, douces et inoubliables. Tous les ans, je relis l’album Caroline visite Paris et suis touché par cette vision d’un bonheur lointain, enfoui sous le fracas des années, et vivace. Il n’est pas éteint.
On y voit Caroline, de dos, écarter les bras, et admirer d’une chambre d’hôtel, les toits de Paris, Notre-Dame et la Tour Eiffel pendant que ses compagnons se réveillent laborieusement. Un ourson dort à poings fermés, un cocker téléphone, un lionceau se brosse les dents, une panthère prend une douche et l’on a de nouveau huit ans.
Caroline – Héroïne des Trente Glorieuses – Christophe Meunier – Presses Universitaires François-Rabelais (2004), 230 pages.
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