Qui se souvient encore que l’Irak n’existait pas avant 1921 ? Qui se souvient que, tout comme le Liban, l’Irak est un pays fait de régions, d’ethnies et de religions disparates ? Qui se souvient que c’est une femme, une Britannique, impérialiste, antiféministe, vierge aventurière, amoureuse frustrée, qui a dessiné la carte de l’Irak ? Qui se souvient de Gertrude Bell derrière la figure si romanesque de Lawrence d’Arabie ? Qui se souvient que "sur les terres de l’empire ottoman moribond, que tous s’emploient à achever, se joue le XXe siècle ; l’avenir du monde" ? Olivier Guez rafraîchit notre mémoire défaillante et mêle en un exercice littéraire de haut vol, l’histoire indispensable d’une région et le destin d’une femme, dans un roman palpitant, Mesopotamia (à paraître le 14 août chez Grasset).
Il y a d’abord une jeune femme, célibataire plus ou moins malheureuse, à qui, par trois fois, trois hommes choisis, aimés voire adorés, échappent et qui aura dessiné la carte du Moyen-Orient tenant la dragée haute aux militaires, chefs du renseignement, politiques, diplomates, descendants de prophète : "Elle se sent comme le 'Créateur au milieu de la semaine', et la 'sage-femme' du pays sur le point d’éclore. 'Il n’y a jamais eu quelque chose de cet ordre-là, vous devez le comprendre : c’est exceptionnel. Nous construisons un monde nouveau !' – le répertoire de Gertrude ne connaît pas les demi-mesures, note son collègue Philby" – le père de l’autre Philby, le célèbre espion soviétique.
Ils sont tous là, Churchill ambitieux brillant et Lawrence d’Arabie incandescent, qui, alors que se négocie la paix en 1919, est déjà plein d’amertume : il ne parvient pas à imposer Fayçal, son prince sunnite, ni aux Anglais qui ne tiennent pas la promesse de lui donner la Syrie en plus de la Mésopotamie, promise aux Français par les accords de Sykes-Picot, ni aux Français, qui dédaignent le nationalisme arabe, ni aux Américains qui n’ont que le mot "indépendance" à la bouche mais sont surtout des missionnaires moralistes et calculateurs qui refusent le jeu d’influence au Vieux Contient. Tous ces gens se détestent et Gertrude Bell n’aime que l’Empire et les Bédouins.
Il y a un pays né d’un fantasme, d’une volonté de dessiner l’avenir de l’Orient, du monde, comme une projection de soi. Ce pays est impossible, Bell le sait : "Les trois provinces sont rivées à des civilisations rivales, des cosmos divergents, depuis la nuit des temps. Bassora est tourné vers le sud, le golfe Persique et les Indes, Bagdad est liée au monde persan, Mossoul à la Turquie et la Syrie. Elles discordent religieusement et ethniquement." On se croirait au XXIe siècle après la chute de l’Etat islamique. On est à la fin de la Première Guerre mondiale. Mais Gertrude Bell y croit, elle qui déteste les chiites, qui forment pourtant la majorité de la population mésopotamienne : "Les chiites, écrit-elle, c’est 'faux, violent et sordide'. Leur spiritualité et leurs dogmes, édictés par des vieillards fanatiques, ignorants, lui répugnent."
Elle finit par miser sur le prince sunnite, Fayçal. Elle l’installe, à coups de com, dans les trois provinces désunies, refusant de voir le bourbier, faisant tomber des administrateurs britanniques qui s’opposent à elles, manipulant son monde avec la dextérité des illuminés, portés par plus grand qu’eux, jusqu’à ce mardi 23 août 1921 à Bagdad quand "le fils cadet d’Hussein, toujours encadré par ses tuteurs britanniques, grimpe sur le dais au centre de la cour. Son trône en bois de caisses de bières Asahi a été assemblé et peint en or, quelques heures plus tôt. Il est démesuré pour le petit prince". A partir de ce jour, jusqu’à sa chute, dans la solitude et l’oubli, Gertrude Bell sera surnommée par les Arabes, la mumineen, la reine, tandis que la presse étrangère la désigne comme la femme la plus influente de l’Empire britannique.
En 2003, le buste en bronze de Gertrude Bell a été volé lors du pillage du Musée national irakien. Plus personne alors ne se souvient de celle qui a "transformé la fiction romantique en réalité géopolitique et crée un petit empire dont elle tire les ficelles". Sauf Olivier Guez qui signe un roman à la hauteur d’une héroïne aussi ambiguë que sublime dans son entêtante ambition.
Abnousse Shalmani, engagée contre l’obsession identitaire, est écrivain et journaliste