Il y a si longtemps que l’Humanité ne compte plus sur ses doigts pour manger qu’on en oublie que les couverts se sont inventés et aiguisés au fil du temps long. Et si cuillères, fourchettes et couteaux se mettent aujourd’hui volontiers à table, les faire parler de leurs origines lointaines reste une affaire de spécialistes.« Le couteau, note l’anthropologue des techniques Pascal Reigniez, est l’archétype même de l’objet dont l’apparition et les usages se perdent dans la nuit des temps. Le silex taillé a très tôt servi à dépecer et couper la viande. Quant à la cuillère, son principe technique est ancien. Des feuilles courbées en ont anticipé l’invention. Les hommes de la préhistoire qui fréquentaient les littoraux utilisaient les coquilles de mollusques comme contenant. Des fouilles réalisées en 1950 à Fontalès, dans le Tarn et Garonne, ont exhumé une cuillère droite, en os de renne, de l’époque magdalénienne, à l’usage indéterminé. Et de rares cuillères façonnées, en terre cuite, datant du néolithique ont été mises à jour en Europe. De forme curieusement actuelle avec un cuilleron rond ou ovale, certaines ont pu servir à l’alimentation. Très tôt donc, dans l’histoire humaine, couteaux et cuillères ont satisfait à deux usages essentiels des repas : le tranchant et le contenant. »
Usage délicatL’invention de la fourchette semble a priori plus récente. « Mais, relativise Pascal Reigniez, le plus ancien exemplaire connu à ce jour, plat, en os et à trois dents, remonte au IIIe millénaire avant JC et provient du nord de la Chine. De plus, de nombreux musées d’Europe exposent des cuillères et fourchettes romaines en bronze. Ces dernières sont fines, à deux ou trois dents courtes. Leur usage était délicat. »Ces fourchettes… de dates renvoient toutes à un usage alimentaire que les plaisirs de la table, à partir du Moyen Âge, vont petit à petit transformer. Indissociables aujourd’hui, les couverts ont, comme jaloux de leur préséance, tardé à écrire leur histoire commune. Il a fallu attendre le retour de la fourchette en Europe et son usage à table.« La fourchette, conte l’anthropologue, est apparue après le mariage à Constantinople de la princesse byzantine Maria Argyra avec Giovani Orseolo, fils du doge de Venise où le couple est venu s’installer. La princesse utilisait la fourchette, qu’elle aurait rapportée dans ses bagages, ce qui aurait attiré la désapprobation de religieux. C’est très progressivement que la fourchette à deux dents droites, “forchetta” en italien, s’est diffusée en Italie puis hors du pays dans les milieux princiers et la haute aristocratie. En France, elle est connue au XVIe siècle avant même d’être utilisée à la Cour de Catherine de Médicis. Sur les tables royales, fourchette et couteau avaient commencé à être associés pour consommer des fruits. La viande, elle, était encore coupée par un écuyer tranchant. »
Complémentarité« Mais, poursuit-il, c’est au XVIIe siècle que cuillère, fourchette et couteau ont véritablement trouvé ensemble leur place sur les tables des princes. Si l’Occident n’est pas forcément le berceau culturel des différents couverts, il est sans doute celui de leur association durable. Et peut-être autant qu’à un souci d’hygiène, la fourchette doit-elle son importance à une attention nouvelle portée à la politesse et la délicatesse. »
Cette histoire commune passe par une distribution des rôles. « Autrefois, relève Pascal Reigniez, la fourchette à deux dents longues et droites permettait de piquer les aliments solides. Elle faisait double usage avec le couteau pointu. Une ordonnance de Louis XIV, prise en janvier 1668 pour arrondir les lames, n’a plus laissé aux couteaux que la fonction de couper. L’invention de la cambrure des fourchons, au XVIIe siècle, a, elle, vu la fourchette passer à trois puis à quatre dents et ainsi augmenter sa surface de prise. Désormais plus petite, elle permet, d’un geste, non plus vertical, mais horizontal, de ramasser les aliments dans l’assiette, laissant à la cuillère le monopole des liquides, bouillons et soupes. La fourchette s’est imposée par cette fonction, devenant complémentaire aux deux autres ustensiles. »
AlliagesCette complémentarité assoit l’étiquette : « Depuis les milieux princiers et à partir du XVIe siècle, la fourchette a contribué à d’autres manières à table. Si chaque convive a un espace dévolu sur la table, il doit en profiter dans le respect de règles connues et partagées par les autres commensaux. »
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Le succès de l’alliance entre couverts s’est nourri de l’essor de la métallurgie au XIXe siècle. « Les alliages, conclut Pascal Reigniez, n’ont pas seulement résolu le problème de l’oxydation du fer. Ils ont entraîné une fabrication en nombre, une forme de standardisation, une baisse des coûts de fabrication et donc une diffusion des couverts dans de très nombreuses régions de France où mettre la table reste un petit rituel du quotidien. De son côté, l’aristocratie, au XIXe siècle, a contribué à développer l’argenterie de table en diversifiant les fonctions des cuillères (à sel, à cavier, à café, à glaces…), des fourchettes (à melon, à citron, à crustacés…) et autres ustensiles (pinces à asperges, à escargots…). »La profusion, ou pas, des couverts n’est ainsi pas sans rapport avec l’assiette fiscale…
Jérôme Pilleyre
Lire. Pascal Reigniez, Histoire des couverts, Éditions Errance & Picard/Actes Sud, 2024, 20 euros.