Le ressenti est partout. Cette impression toute personnelle fut d’abord l’apanage de l’insécurité. Puis elle a fait son apparition dans les températures délivrées par les bulletins météo.
Aujourd’hui, c’est un phénomène qui traverse toute la société. La grande distribution surfe sur la distinction entre prix réels et prix ressentis pour démonter qu’un produit peut être très bon alors que son prix est très bas. Même les agents immobiliers en font leur miel, adoptant le principe du mètre carré ressenti par le client, qui peut différer du mètre carré réel.
Notion subjectiveLa Fondation Jean-Jaurès, via un groupe de travail interdisciplinaire et les apports des chercheurs, s’est emparée de ce sujet, considérant la place qu’il occupe désormais « dans la prise de décision » des citoyens et des électeurs. Mais aussi dans l’utilisation qu’en font les médias, les sondeurs, les acteurs publics et académiques.
Car pour tirer bénéfice de ce ressenti, en extraire la possible richesse, il faut en connaître les tenants et les aboutissants. Ce qui est le meilleur rempart aussi contre une bascule vers le ressentiment et ses dérivés : complotisme, réalité alternative, fake news...
Avec son collègue Thierry Germain, Juliette Clavière, experte auprès de la Fondation Jean-Jaurès, dresse un état des lieux sur « La France du ressenti », sous titré « Enquête sur une notion au cœur de notre époque ». Les premiers éléments issus de ces travaux en cours montrent à quel point une notion aussi subjective s’est ancrée dans notre vie courante.
« On s’aperçoit que le ressenti est devenu une réalité dans toutes les strates de la société, notamment dans le milieu économique. Les économistes observent désormais la croissance sous l’angle du PIB ressenti », autrement dit la contribution des revenus à la satisfaction de la vie. « Il y a eu aussi la création de l’Observatoire du bien-être, qui n’est pas un terrain de mesure mais d’appréciation sensible », ajoute Juliette Clavière.
Dernier exemple, au cœur même de l’État, « l’enquête annuelle de victimation émanant du ministère de l’Intérieur – qui porte sur les crimes et délits dont ont été victimes les personnes interrogées – s’appelle dorénavant l’enquête annuelle de ressenti et de victimation. On est, dans tous ces cas, loin d’une logique de marketing. »
La domination de l’émotionDe quoi le ressenti est-il donc le symptôme ? « Nous avons identifié deux principales explications. Tout d’abord, l’individualisation de la société. Ensuite, la domination de l’émotion dans tous les secteurs. » « Le ressenti est du domaine du sensible. On est dans l’émotion, l’affect, l’individu. Et dans cette tendance du “J’aime, J’aime pas” qui vient conforter cette dimension de l’évaluation immédiate. On donne son avis tout de suite, on ne réfléchit pas. On est dans une sorte de réflexe, quelque chose de très primaire. »
Mais aux yeux de la recherche académique, en particulier la sociologie et l’économie, le ressenti est une donnée plus construite, plus complexe. « Cette première réaction est passée au tamis du contexte social, familial, économique et de l’expérience personnelle, de ce qu’on vit », indique Juliette Clavière.
Existence réelleCela voudrait dire que le ressenti n’est pas qu’une vue de l’esprit, ou une réaction épidermique, mais contient bel et bien une part de vérité, de réalité non subjective. « On ne peut pas faire comme si ça n’existait pas. On a tous en tête l’épisode des 80 km/heure sur les routes. Alors que toutes les enquêtes démontraient que le nombre de victimes baissait, le ressenti des gens était tout autre. C’était perçu comme une privation de liberté, une attaque portée à leur mode de vie. Les pouvoirs publics ont finalement pris acte et ont laissé le champ libre aux départements. »
Le ressenti serait-il la version grandeur nature de l’enquête d’opinion ? « Il peut, en tout cas, être un outil utile, suggère Juliette Clavière. Le déni sur le ressenti serait une erreur fondamentale. Il est intéressant de savoir ce que l’on en fait. »
L’experte auprès de la Fondation Jean-Jaurès cite l’exemple des patients experts dans le domaine de la santé, pour lesquels il existe désormais un diplôme. « Intégrer dans le protocole médical, notamment du cancer, des gens qui ont été malades, cela apporte un élément décisif. Cette expérience, ce ressenti du malade vient s’ajouter à la compétence technique, scientifique du médecin. »
Par comparaisonLe sociologue Nicolas Duvoux est l’un des tout premiers à avoir intégré le ressenti comme un outil utile, en particulier dans la lutte contre la pauvreté et les politiques sociales. Il l’a doté d’une double identité : l’expression d’un état et une perception basée sur la comparaison.
« En d’autres termes, on ne réagit jamais uniquement par rapport à soi-même. On réagit aussi par rapport à un environnement, aux voisins, aux collègues de bureau, à la famille…, explique Juliette Clavière. On retrouve ce delta sur les territoires. Les mêmes événements vont être vécus très différemment selon que vous vivez en milieu rural, dans la France périphérique ou en ville. »
Attention dangerLe danger du ressenti est, bien entendu, qu’il puisse dégénérer en colère, en peur, en violence, en sentiment d’injustice dans un monde en proie à de grandes mutations, climatiques, géopolitiques, numériques… « Ce sont des émotions qui ont souvent pour effet le repli. Et une très grande fragilisation du collectif, de ce qui fait société », confirme Juliette Clavière.
« Le ressenti, c’est un peu comme un vaccin, poursuit-elle. C’est un peu le bien et le mal à la fois. Mais s’il est convenablement utilisé, il peut être un formidable outil de résilience, de résistance. On ne peut pas passer à côté. Les recherches menées depuis une dizaine, voire une vingtaine d’années sont nombreuses, multiples et éminemment sérieuses. Le ressenti, ce n’est pas une anecdote. »
Nathalie Van Praagh