1968. Je n’ai pas encore 6 ans. Les Jeux olympiques d’hiver se tiennent à Grenoble. Je ne sais pas exactement de quoi il s’agit, mais l’effervescence me gagne. Toute la région se prépare, nous habitons une petite ville à une cinquantaine de kilomètres de Grenoble.
Je sais déjà lire (j’ai peu ou prou appris tout seul, la chance d’avoir des parents professeurs). Je tente de déchiffrer les pages sport du Dauphiné Libéré, à quatre pattes sur le journal déplié au sol. Les quotidiens de l’époque étaient bien trop larges pour l’envergure de bras d’enfant. Les Jeux me sautent aux yeux. Puis est arrivée la scarlatine. Maladie hautement redoutée. J’en garde un souvenir très agréable. Plein de petits boutons rouges partout, mais pas de douleurs. Et j'étais contagieux. En conséquence de quoi : il ne fallait surtout pas aller à l’école. Joie !
Me reviennent les bribes d’une rengaine : "Ça vaut mieux que d’attraper la scarlatine, ça vaut mieux que de manger de la mort aux rats" (renseignement pris, chanson de Ray Ventura de 1936). Maintenant je sais : il vaut mieux attraper la scarlatine plutôt que de manger de la mort aux rats. Surtout si ça vous fait rater un mois de classe.
Voilà pour l’automne 68. Et à l’hiver, enfin, les Jeux d’hiver !
Nous n'avions pas la télé. D’abord parce que ça coûtait un bras (le prix d’une 4L), mais aussi par conviction militante. Les enseignants ont été les derniers à installer cet engin dans leur foyer, considéré par eux comme le mal absolu, jusqu’à l’avènement d’Internet. Toutefois, pour l’occasion hors-norme, les parents avaient loué un téléviseur. A moins que nous allions voir les compétitions chez les voisins. Je ne peux pas le jurer. Les souvenirs reconstitués, c'est ce qu'il y a de pire après le jambon reconstitué. En tout cas, j’étais émerveillé. Je voyais des skieurs émerger de la brume, sans savoir si c’était celle des pistes de Chamrousse ou du Radiola en noir et blanc.
Un nom revenait triplement : Jean-Claude Killy. Il rafla la médaille d’or dans les trois catégories reines : la descente, le slalom spécial et le slalom géant. Exploit jamais renouvelé depuis Killy. Pour ma part, j’entendais "Jean-Claude qui lit". Je m’attribuais une fraction imaginaire de ses victoires.
Un dernier souvenir, hors sujet, mais c’est maintenant ou jamais. Maman surnommait parfois "Jojo" mon petit frère Ivan (né en 1964). Car c'était un affreux Jojo ! Comme tous les gamins en fait. Quand les Jeux arrivent à Grenoble, Ivan était certain qu’ils étaient organisés pour lui. Il appelait ça "les Jojolympiques". Puis vint le printemps. Et une tempête historique : Mai 68. Les parents étaient tous les deux profs, donc en grève. Y compris pour moi : interdiction d'aller en cours. Quand je dis en cours, c'est en classe. Quand je dis en classe, cela consistait à aligner des cubes et tracer des lettres, en dernière section de maternelle. Cela dit, si ça se trouve, l'institutrice elle-même était en grève.
Note pour les plus jeunes : en 1968, institutrices et instituteurs n’étaient pas encore désignés comme "professeurs des écoles". Comme si ces mots étaient infamants, alors que c'est peut-être le plus beau métier du monde. Va comprendre… Bref. L’année 1968, réelle et fantasmée, fut la plus belle de ma courte existence. Seuls les JO étaient au calendrier, alors merci les Jeux ! Cette passion olympique ne m’a plus quitté. D’où ce Pourquoi des Jeux olympiques, en vente dans toutes les bonnes librairies.
Londres 2012. J’ai la chance de pouvoir y passer quarante-huit heures, invité par Patrick Chêne, ténor du journalisme sportif, à l'époque patron de la chaîne Sport 365, à laquelle il me demandait régulièrement de participer. Des Jeux en ville ou presque. Mais sans embouteillages ni barrières partout, avec des commerçants londoniens qui sourient. Des restaurants bondés. Dans les rues, une bienveillance inouïe, et une organisation imparable. Ça donne envie de faire des phrases sans verbe. Fluidité et facilité. Selon mon expérience, c’est la première fois qu’on ne fait pas la queue devant une enceinte sportive. Devant chaque stade sont disposées plus d’une trentaine de files d’attentes. Et comme tout le monde attend partout, personne n’attend nulle part. Savoureux paradoxe.
Le premier jour, direction l’Aquatis Centre, dans le quartier de Stratford, pour les épreuves de natation. J’avoue avoir oublié qui était dans le bassin, mais fasciné par la vitesse des nageurs et la ferveur dans les tribunes. Eclaboussé, c’est le mot. Judo ensuite, avec la première médaille d’or d’un jeune Français : Teddy Riner. Un phénomène de puissance et de maîtrise. Le lendemain, 20 Minutes titre : "Londres 2012 : ils ont vécu l'enfer face à Teddy Riner". Succulent portrait dans lequel ce sont les battus qui parlent de lui, et non le vainqueur. Première phrase : "Ses adversaires du jour à Londres témoignent après leur combat perdu contre le nouveau champion olympique."
La veille, soirée au Club France, endroit magnifique avec vue sur l’iconique Tower Bridge. Le Club France est une sorte d’ambassade éphémère où se retrouvent après les épreuves les athlètes tricolores, les officiels, les journalistes, les fans et autres invités. Au menu : médailles, open bar, et bonne humeur. Dans une loge improvisée, je tombe sur Yannick et Manu. Yannick Noah, peut-être le meilleur tennisman-chanteur-ambianceur au monde, et Manu Katché, peut être le meilleur batteur du monde. Je m’avance : "Les gars, il y a une scène, il y a des instruments, pourquoi on jouerait pas un ou deux morceaux ? Toi au chant, toi à la batterie, moi à la basse.
– Ah oui ? Tu sais jouer ? Tu as quel niveau ?
– Je joue tout, sauf du jazz. Mal, mais je joue tout.
– Bingo !"
On réquisitionne le guitariste du groupe prévu ce soir-là. Et on se lance sur Smoke On the Water de Deep Purple. Puis vient un deuxième titre, puis un autre, car le public en redemande. On enquille les standards : Elvis, Rolling Stones, Téléphone, Beatles, etc. Finalement, nous resterons près d’une heure sur scène. Magique. Noah est un showman unique, Katché une machine à groove. Joie d’ado : faire de la musique avec ces deux géants. Merci les Jeux !
Au chapitre sportif, un seul regret : la contre-performance du champion français Frank Dumoulin, médaillé d'or au tir au pistolet à Sidney 2000. Il avait déçu à Pékin 2008. On le croyait découragé. Mais non, il était remonté à bloc pour Londres. Le 24 aout 2008, il confiait sa motivation au magazine Gala : "Quand je me lève le matin, je dis toujours à ma femme que j’ai encore envie de tirer."
La forme olympique.