La première Palme d’or américaine en 13 ans (la dernière fois, c’était The Tree of Life de Terrence Malick) met pour de bon au centre du jeu un nom qui s’est imposé à Cannes et dans un certain public : depuis son cinquième film, Tangerine, en 2015 (après quatre longs beaucoup plus discrets), il est considéré comme l’une des principales têtes de pont du renouveau du cinéma indépendant américain à l’ère du studio A24 et des tournages à l’iPhone – pour le dire vite.
Tangerine, The Florida Project (2017) et Red Rocket (2021) forment le tiercé gagnant qui a donc conduit Sean Baker, 53 ans, à la récompense suprême pour Anora en mai dernier et à la place prééminente qu’il occupe désormais dans le ciné indé US.
C’est le point commun le plus évident des trois films : Tangerine suit la virée de 24 heures de deux prostituées transgenres dans un Los Angeles underground à la recherche de leur mac ; The Florida Project chronique à hauteur d’enfant le quotidien d’une petite “sauvageonne” floridienne, dont la mère vit de passes tarifées dans un motel miteux aux abords de Disney World ; quand Red Rocket est centré sur l’errance pathétique d’un ancien acteur porno qui va jeter son dévolu sur une jeune employée de fast food et la manipuler pour la lancer dans le métier.
En recevant sa Palme en mai dernier, Baker l’a dédiée aux travailleurs et travailleuses du sexe du monde entier. Une évidence, tant il s’obstine film après film à sonder les soubassements économiques et sentimentaux de ces personnages qu’il regarde toujours avec respect et tendresse. La condition existentielle d’un corps à vendre est le grand sujet de son œuvre, jusqu’à Anora évidemment.
La projection cannoise d’Anora restera une séance plutôt mémorable dans les annales du festival, marquante par la ferveur de concert que le film déclencha alors, mélange de rires et de cris confinant à une forme de supportérisme cinéphile. Baker est aimé, et ses films aiment plaire.
Ce n’est pas lui faire injure de dire ça tant sa démarche est toujours empreinte de sincérité, sans calcul, épaulée par des forces aussi simples qu’une caméra désirante ou son sens aigu du rythme. Il est ainsi l’héritier lointain d’un cinéma indépendant américain des nineties (il aurait sans doute pu réaliser True Romance, par exemple), presque pathologiquement généreux, mêlant des éléments de thriller, de romance, de comédie.
Sans jamais se prostituer eux-mêmes, ses films sont drôles, sexy, beaux, et si cette sorte de principe avenant, d’attention presque régressive aux jouissances premières du public continue d’en pousser certain·es à ne pas le prendre au sérieux, elle est aussi sa grande force : on est toujours ravi·es d’aller voir un nouveau Sean Baker.
La question du déplacement irrigue ses derniers films, avec toujours à l’œuvre le même principe de mobilité déchue : neutraliser un emblème du nomadisme américain.
Le duo de Tangerine expérimente une sorte de road movie piéton, enclavé par les transports publics de Los Angeles. La mère et la fille de The Florida Project résident à l’année dans un motel déserté par les client·es de passage. Et le Mikey de Red Rocket est de fait emprisonné dans un bled texan cerné par une plaine infinie qui, sans voiture, l’emmure plus sûrement que la plus bétonnée des prisons.
Faire caler le moteur de l’éternel road movie : un réflexe récurrent de celui qui veut filmer une Amérique privée de la plus symbolique de ses forces vives, le voyage.
L’histoire du cinéma d’auteur américain est celle de films qui nous renseignent sur l’Amérique au présent. La hidden homelessness des motels crasseux peuplés d’anonymes endetté·es (The Florida Project), l’ultra-précarité des personnes trans et queer (Tangerine), le délabrement des campagnes tiers-mondisées de la Rust Belt (Red Rocket), les stratégies de survie des immigrant·es d’Asie (Take Out) ou d’Afrique (Prince of Broadway) : tous les films de Baker partent d’un fait social, sans pour autant s’enfermer dans les clichés stylistiques afférents, mais en posant toujours un authentique regard marxiste sur des dominant·es et des dominé·es – ou plus exactement des dominé·es et des plus dominé·es encore.
Comment vivre et resplendir quand on ne possède rien pourrait être un autre mot d’ordre de son œuvre.