Dans sa préface, Simon Leys parle du « livre qui ne fut pas ».
Après avoir accumulé des notes durant des années, et s’être même rendu sur les lieux du naufrage et des petites îles de l’archipel qui l’environnaient, qu’il a cartographiées, il a fini par renoncer à écrire autre chose que cette brève mais passionnante présentation.
En effet, si aucune restitution de cette expédition peu ordinaire ne l’avait entièrement satisfait jusque-là, l’excellent L’Archipel des hérétiques de Mike Dash lui a fait renoncer à son projet, Simon Leys ne pouvant pas selon lui faire mieux que ce talentueux auteur.
L’histoire des naufragés du Batavia est tout simplement édifiante. Elle a quelque chose du roman Sa Majesté des Mouches de William Golding. Sauf qu’ici il s’agit de faits authentiques.
La personnalité des protagonistes, mais aussi tous les détails à la fois relatifs à la navigation et les instruments de bord de l’époque (début du XVIIIe siècle), comme des membres d’équipage, leurs fonctions, leurs rivalités, leurs caractères et modes de vie, les vitesses de déplacement, les courants, les mœurs en vigueur, les responsabilités, les différentes zones d’occupation du bateau, les contraintes liées au stockage et à la conservation de l’eau et de la nourriture, tout cela est bien rendu.
Comme le montre bien Simon Leys, c’est l’enfer sur Terre. Mieux vaut la prison que ces conditions de vie affreuses, parmi des hommes assez brutaux et peu raffinés.
Mais c’est surtout ensuite le moment du naufrage et les jours, puis les mois qui vont suivre, qui nous sont restitués dans leur caractère effroyable.
Quand un seul homme peut faire basculer une situation déjà terrible dans l’horreur ultime…
Je vous laisse découvrir cette excellente description-narration (où les psychologies sont particulièrement bien analysées). Attention, pas sous forme romancée, mais de description détaillée. Suffisamment enlevée et brève pour que vous ne vous la trouviez aucunement ennuyeuse, tout au contraire.
— Simon Leys, Les Naufragés du Batavia, Points, 128 pages.
Ce court roman est agréable à lire pour sa belle écriture.
Le second intérêt réside dans le sujet même : une parfaite illustration des mécanismes de l’envie. C’est d’ailleurs dans le célèbre ouvrage de référence d’Helmut Schoeck sur ce thème précisément que j’avais noté le titre de ce roman d’Herman Melville, et que je l’avais aussitôt acheté.
Ce qui rend en revanche la lecture parfois un peu plus ennuyeuse ou fastidieuse sont les multiples digressions de l’auteur sur des faits, certes probablement intéressants sur le plan historique, mais qui éloignent de la narration.
En revanche, on sent la maîtrise de l’auteur sur le monde de la marine de son époque, ses us et coutumes, la psychologie des différents profils constituant l’équipage, et bien sûr les techniques et matériels de l’époque, dont les termes nous échappent en grande partie aujourd’hui mais peuvent intéresser les plus curieux passionnés d’histoire de la marine. La préface nous permet de comprendre qu’Herman Melville est lui-même issu de la marine, ce qui explique sa parfaite connaissance de cet univers.
Certains bons passages, plus vers la dernière partie, viennent réveiller la narration et marquer l’intérêt de cette lecture, en lien avec le thème central. Qui n’est pas uniquement l’envie, mais aussi le sens de la justice, celui du devoir, des impératifs de commandement, sans oublier les choix difficiles et la nécessité de peser et sous-peser la portée des décisions, surtout dans un contexte de séditions récentes.
Le personnage de Billy Budd brille quant à lui par son mélange de jeunesse, de spontanéité, de naïveté, mais aussi et surtout de pureté, de droiture, ainsi que d’humilité et de grande honnêteté.
Mais je retiendrai surtout la qualité de plume de l’auteur et celle de certaines argumentations de personnages, dont le style est appréciable.
— Herman Melville, Billy Budd, marin, Gallimard, 196 pages.
Dans un premier temps, je me suis dit que le thème était bien connu : une terrible tempête, un bateau perdu en mer, à la dérive… Je ne demandais donc qu’à voir.
Puis j’ai regretté la rapidité extrême avec laquelle le passage de la tempête est traité (à d’autres moments aussi, par la suite, la notion de temps m’a paru un peu distordue).
Un autre élément me gênait également : l’absence de guillemets et de tirets pour les dialogues. On devine parfaitement les moments où ces dialogues se déroulent, mais cela est mélangé avec le texte.
Pour toutes ces raisons, j’aurais pu juger ce roman décevant. Mais la poursuite de la lecture m’a conduit à passer outre ces quelques impressions.
En effet, une fois passés ces écueils nous entrons dans une situation tout entière consacrée à la psychologie des deux personnages. Je dois dire que là, le roman prend tout son sens, et que j’y ai finalement trouvé mon compte.
Ce pêcheur sud-américain au passé mystérieux et ce jeune homme bien d’aujourd’hui qui va, de manière inopinée et au dernier moment, l’accompagner, ont des personnalités que tout oppose.
A priori, ni l’un ni l’autre n’ont rien qui nous permette d’éprouver une quelconque sympathie ou le moindre intérêt pour eux. Deux êtres à première vue assez médiocres et sans grandes qualités. Qui, pendant une grande partie de l’errance en mer, passeront leur temps à se mépriser l’un l’autre.
Pourtant, par la magie du roman, nous allons entrer dans leur psychologie intime, découvrir certaines qualités qu’ils détiennent, puis entrer peu à peu dans leurs secrets profonds, que la situation tragique va faire émerger. Ce qui nous conduira à les regarder d’un autre œil, pas toujours pour autant complètement complaisant, mais du moins empathique, partiellement compréhensif. Et observer les traits de ce qui fait notre condition commune.
Comment ces deux caractères radicalement opposés vont-ils faire pour cohabiter, faire face à cette situation effrayante, tenter de surmonter les épreuves, et comment vont-ils se comporter face à la peur, l’immensité, la distorsion du temps et de l’espace, la faim, la soif, les tensions, les doutes, la perspective de la mort ?
Un roman prenant, plein de finesse, hors du temps, qui interroge sur le sens de l’existence, l’attachement aux autres, la portée de nos actes, la force vitale qui nous anime, mais aussi la fragilité de notre condition.
Un déroulement psychologique captivant et dont la nature explique sans doute le choix évoqué plus haut de fondre les dialogues dans le texte, afin de mieux retracer la confusion qui peut s’emparer des esprits lorsque l’être humain se trouve plongé dans des situations extrêmes.
— Paul Lynch, Au-delà de la mer, Albin Michel, août 2021, 240 pages.
Je me suis procuré ce livre les yeux fermés, en entendant simplement un François Brunel enthousiaste affirmer, dans l’une de ses émissions « La Grande Librairie », qu’il s’agissait probablement du livre qu’il a le plus offert. De quoi attiser ma curiosité.
Le style du roman est, en effet, particulier, assez original. Entre atmosphère intime, détachement narratif, inspiration poétique, et surtout évocations de nature philosophique sur la condition humaine, la rudesse de la nature, le sens de la vie, la mort, le silence, la beauté, la tristesse, le courage, l’entraide, le monde de la mer, les livres, le respect, l’amour, l’amitié.
Ce roman est surtout une véritable évasion. Chaque soir pendant plusieurs jours j’ai pu me retrouver – au chaud dans mon lit – en Islande, dans des contrées froides et sauvages près d’un fjord, en un siècle passé, dans un petit village de pêcheurs soumis aux rudes caprices de la nature.
Là va se jouer un drame qui bouleversera à tout jamais la vie d’un jeune homme qui, à rebours de son véritable tempérament, mais conduit là par les circonstances de l’existence, se trouve associé à un équipage de pêcheurs.
Un roman original, très bien écrit, à la fois rude et poétique. Un vent de fraîcheur qui s’insinue jusqu’à vous glacer le sang. Mais ne néglige pas l’espoir et la poésie, par-delà la rudesse des éléments.
— Jón Kalman Stefánsson, Entre ciel et terre, Folio, mars 2011, 272 pages.
Ce roman atypique est une curiosité en soi.
D’une écriture subtile et poétique, il nous embarque à bord d’un cargo de transport de marchandises avec à sa tête une femme capitaine d’expérience assez secrète au tempérament bien singulier, et un équipage hétéroclite de professionnels de la mer qui vont tout d’un coup éprouver le désir d’une pause.
Une pause inhabituelle et un peu folle : une baignade libre et collective au beau milieu de l’océan, loin de toute côte, avec au-dessous… l’immensité effrayante des abysses.
Qui oserait se lancer dans un tel pari fou, dans une telle inconscience, tous moteurs éteints, tout radar de localisation de sécurité mis en veille ? Au mépris du danger, de toute notion élémentaire de respect du code de la mer. Avec pour seule personne restant à bord, son capitaine. Tandis que les vingt hommes de l’équipage, des techniciens des machines au second d’équipage et autres personnels de navigation, s’éloignent à bord du canot de secours pour se lancer un peu plus loin dans leur plongeon collectif sans personne resté à bord.
Certes, ce pari fou va déboucher sur un moment unique, à la fois de magie, de frayeur et aussi de liberté, mais surtout sur une sorte d’arrêt du temps, d’abstraction de l’humanité, de symbiose avec l’univers. Pour éprouver de manière la plus vive qui soit la conscience de sa petitesse et de son insignifiance.
Cela donne une fabuleuse évocation, une évasion fantastique et troublante, voire inquiétante. Surtout lorsque chacun, sortant de sa torpeur au terme d’une baignade au beau milieu de l’immensité, se trouve livré à lui-même et à cette conscience de sa fragilité. Puis qu’un événement inattendu entraîne chacun dans la sphère de l’étrange…
Un roman étonnant, poétique, métaphysique. Mais où l’étrange prend tellement le pas que j’ai fini personnellement par m’y perdre. Par manque de sens de la poésie, sans doute.
Une belle oeuvre d’art, au demeurant.
— Mariette Navarro, Ultramarins, Quidam Editeur, août 2021, 145 pages.
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