Sur le papier, mi-avril, la vente de Marianne paraît simple, étonnamment simple. Daniel Kretinsky, propriétaire de Casino et du n° 2 deux français de l’édition, Editis, mandate Denis Olivennes, président d’Editis et du groupe de presse CMI, afin qu’il vende l’hebdomadaire acheté voici six ans. Si le magnat tchèque souhaite se séparer du magazine, c’est qu’outre ses pertes - entre 3 et 4 millions d’euros chaque année -, il s’agacerait de sa ligne "monochrome anti-Macron".
Pierre-Edouard Stérin, à la tête de la société d’investissement Otium Capital, est approché. L’exilé fiscal en Belgique négocie seul en lice - après avoir manifesté de l’intérêt, Vincent Bolloré comme les deux héritiers d’Iskandar Safa, propriétaires du journal Valeurs actuelles, font silence.
L’hebdomadaire, de gauche, souverainiste, s’accommode avec une surprenante souplesse du quinquagénaire affichant sa foi catholique conservatrice, nourrie de ses retraites à l’abbaye de Solesmes (Sarthe). Pour mettre la main sur le magazine, fondé en 1997, Pierre-Edouard Stérin promet beaucoup. Il déboursera entre 8 à 10 millions d’euros, il consent à toutes les garanties d’indépendance demandées par la rédaction, et il conservera à sa tête la directrice, Natacha Polony.
Le 12 juin, il envoie deux missionnaires à la rencontre des journalistes, une habitude chez le fondateur de Smartbox évitant les agoras, tant l’incommodent imprévu, second degré et humour – jeux de langage que son esprit clinique tient, depuis sa naissance, à distance. A sa place donc, Arnaud Montebourg, ex-ministre socialiste reconverti dans le patriotisme industriel, accompagné d’Alban du Rostu, trentenaire, ancien de McKinsey, à la tête du Fonds du bien commun, la fondation philanthropique de la 104e fortune de France.
Duo efficace ; Montebourg s’offre en bouclier – lui président du conseil d’administration empêchera tout bord à droite, quand Rostu, barbe rousse, adhérent historique de LR, tendance Retailleau, "et sûrement pas Ciotti", explique que son patron, opposé à l’IVG, respecte la loi, qu’il est en effet mécène de l’association pour la défense des soins palliatifs – mais serait-ce un péché d’accompagner les mourants ? – et enfin, conclusif, répète que sa pratique religieuse relève de la liberté de croyance, n’interférant pas dans ses affaires. Rostu, qui démissionnera de la fondation peu après, répète que le milliardaire ne fomente aucun agenda politique, à peine converse-t-il parfois avec François de Rugy, ancien ministre écolo, ou avec Geoffroy Boulard, maire LR du XVIIe arrondissement de Paris. L’exposé convainc, les journalistes votent le 21 juin à 60,3 % en faveur du rachat de leur journal. Les négociations exclusives entre CMI, la holding presse de Kretinsky et B.A.D. 21, la holding belge personnelle de Stérin, cheminent.
Seulement fin juin, la France, saisie par l’écrasant succès du RN aux élections européennes, s’ébouillante dans une campagne législative incandescente. La perspective, alors plausible, d’une majorité parlementaire du RN, embrase les esprits et la vente du magazine, sur le point d’être signée, à un actionnaire clamant ses positions très conservatrices crispe. En cinq jours, elle s’effondre.
La veille du vote favorable de la rédaction, le magazine Challenges révèle que Pierre-Edouard Stérin a acheté, en 2023, avec son bras droit, le polytechnicien François Durvye, la maison de Jean-Marie Le Pen à Rueil-Malmaison. 2,5 millions d’euros, une manne pour Marine Le Pen et sa famille. "J’ai mis entre 20 et 30 %, je n’ai pas regardé de près. Je comprends que les gens qui veulent me faire passer pour le grand manitou de l’extrême droite s’en émeuvent, mais je me fiche de mon image", explique le flegmatique nouveau propriétaire d’un tiers de la demeure de Jean-Marie Le Pen.
L’information électrise, et ce n’est pas fini. Le 26 juin, deux jours avant la clôture des négociations exclusives, le quotidien Le Monde présente sa fondation, le Fonds du bien commun, comme une pouponnière dont cinq membres (sur 40 salariés) sont candidats LR-RN, cette frange qu’Eric Ciotti vient d’offrir à Jordan Bardella aux législatives.
L’affaire est, vue de près, moins univoque, si l’on examine les cinq noms cités. Typhanie Degois, ancienne députée macroniste, a en effet été prestataire pour la fondation, puis son contrat fut suspendu dès qu’elle se déclara proche d’Eric Ciotti. Alexis Pany, investi par le RN dans les Hauts-de-Seine, battu dès le premier tour, n’a jamais travaillé pour la fondation, sa femme en revanche en est une des dirigeantes. Quant à Vincent Trébuchet, élu député de l’Ardèche sous l’étiquette LR-RN, le Fonds du bien commun soutient en effet son projet d’internats catholiques traditionalistes sous le nom d'"académie Saint-Louis". Les deux derniers, Antoine Valentin et Barthélémy Martin, travaillent bel et bien pour un autre projet Stérin : Politicae, une école en ligne, préparant les aspirants, de droite, aux campagnes municipales.
Politicae, animé par Philippe de Gestas, ancien sous-préfet et officier de cavalerie, est une pépite choyée par l’investisseur. Il confie d’ailleurs au même Gestas bientôt un projet plus ample, et financé à dizaines de millions : Périclès, son think tank destiné à "lutter contre la fabrique des cerveaux de gauche" en couvant une génération nouvelle, biberonnée à l’union des droites, qui formée par ses soins, et ses finances, se fera à l’avenir élire partout.
Il est clair, et désormais assumé, que l’engagement politique de l’exilé fiscal depuis une décennie s’ancre très à droite, or le parrain de Périclès continue d’affirmer, de son ton imperturbable, mépriser le RN : "Je suis un libéral conservateur, clairement à droite, ne me reconnaissant pas dans le programme de ce parti."
L’homme d’affaires, grandi à Evreux dans une famille de la classe moyenne, passé par une école de commerce lyonnaise, a découvert tardivement, via son épouse, la foi, qu’il a embrassée avec l’ardeur du converti ; elle arrime ses positions sociétales très conservatrices. La politique en revanche, ses proches confirment qu’il n’y comprend pas grand-chose et, surtout, qu’il méprise ses professionnels. "C’est un LR canal historique, catho de province, et avant tout un investisseur ultra-opportuniste. Pour lui, la politique relève du calcul : il y a une demande élevée, une offre qui n’est pas au niveau, c’est une forte opportunité de marchés." Un segment à conquérir pour l’admirateur d’Elon Musk, dont il projette de devenir le sosie français. Musk, l’entrepreneur Asperger, mécène enthousiaste de Donald Trump, qui l’inspire au point de vouloir comme lui former et financer des profils partageant son credo "soucieux du bien commun et de la grandeur de la France".
A ses côtés au sein d’Otium Capital, son bras droit, le quadragénaire François Durvye. Débit serré et barbe blonde, le polytechnicien, né à Viroflay, demeurant à Versailles, est devenu depuis deux ans le puissant conseiller de Marine Le Pen, à laquelle il insuffle une cure de libéralisme économique, un virage pour celle qui longtemps écouta le souverainiste étatiste Florian Philippot. C’est lui qui proposa à Stérin d’acheter, off the market comme il dit, la maison du patriarche du Front national, Marine Le Pen ayant donné son nom parmi quelques autres à l’agence chargée de prospecter sans publicité.
"Durvye a ses engagements, ça ne me regarde pas, mes employés font ce qu’ils veulent en politique. D’ailleurs, je m’entends très bien avec Arnaud Montebourg qui soutient le NFP", commente, placide, Pierre-Edouard Stérin. Son adjoint, non doté du même flegme, enrage lui de voir l’achat immobilier rendu public, mesurant, contrairement à son boss, les conséquences médiatiques. S’il rappelle combien son "activité militante, le soir, ne regarde que moi, et je ne travaille pas sur le dossier Marianne", le n° 2 d’Otium Capital est convaincu que les détails de l’opération, "régulière et intime" insiste-t-il, ont fuité depuis les services de Bercy, tous les détails du montage y figurant – première SCI, seconde SCI. Il le croit d’autant plus qu’en cette veille des législatives, il ne fait pas mystère d’être sur orbite pour le ministère de l’Economie d’un gouvernement Bardella.
En attendant, les deux coups sont fatals à la candidature Stérin pour Marianne. Arnaud Montebourg plie bagage, la rédaction fait grève, les négociations sont suspendues. Dans Paris, tout bruisse et échafaude. Jean-François Kahn, le fondateur de Marianne, rencontre le banquier Matthieu Pigasse pour monter une offre. Julien Dray, ancien député socialiste, approche des journalistes pour organiser une nouvelle rédaction, et convaincu que Stérin "est un homme de paille, le faux nez de Vincent Bolloré", se met en quête d’investisseurs pour monter un tour de table. Bientôt, il se dit que Manuel Valls, avec l’argent de son épouse espagnole, pourrait mettre au pot, "une hypothèse totalement fausse, absurde", selon l’ancien Premier ministre, éclatant de rire.
Il est surtout un autre candidat, jusqu’alors mis sur la touche, qui voit son heure cette fois sonnée. Jean-Martial Lefranc, PDG de la Financière de loisirs, fortune faite dans les jeux vidéo, s’est déclaré dès avril candidat à l’achat de Marianne. N’ayant que 3 millions à apporter, il est d’abord mis sur la touche. Comme les négociations exclusives entre CMI et Stérin l’empêchent d’avoir accès aux données de l’entreprise (la data room), il écrit aux journalistes, au directeur de la publication, à la directrice de la rédaction, au comité social de l’entreprise, et il obtient, accrocheur, les informations.
Début mai, coup de théâtre salvateur, l’appel de Philippe Englebert, trentenaire, ancien de chez Goldman Sachs, passé par la direction du Trésor quand Macron était à Bercy, puis conseiller entreprises à l’Elysée avant de rejoindre, voici deux ans, la banque Lazard où il suit les dossiers tech. Le banquier, qu’il ne connaît pas, lui propose son aide pour trouver les millions manquants. Lefranc peut donc en avancer 3, il en faudrait "entre 5 et 7". "Comme moi, Englebert est content qu’on fasse échec à la reprise du magazine par un milliardaire de droite", raconte, débonnaire, Lefranc, se réjouissant tant de l’arrivée opportune du banquier qu’il l’écrit, le 25 mai, à un directeur de Marianne : "Lazard m’a contacté en me proposant de m’aider." Ce soutien d’un banquier de haute voltige interroge tant il est peu probable que la banque Lazard, dont le patron Jean-Louis Girodolle est une vieille connaissance du secrétaire général de l’Elysée Alexis Kohler, considère le "deal" Marianne – entre 8 et 10 millions d’euros – affriolant, la somme s’apparentant à une peccadille selon ses standards.
Dans le camp Stérin, on croit dur comme fer qu’Englebert fut prié par l’Elysée, électrisé par la domination du RN, d’empêcher le patron d’Otium Capital de mettre la main sur le magazine. "C’est du fantasme, ridicule, le président ne s’occupe pas des médias", réplique le banquier. Qui, le 31 mai écrit pourtant, à 16h30, un texto à l’entourage de Pierre-Edouard Stérin lui proposant d’organiser un rendez-vous entre Pierre-Edouard Stérin et… Alexis Kohler. Englebert s’en défend ; il affirme avoir répondu à une demande, formulée oralement, selon laquelle Stérin aurait aimé, via son intermédiaire, rencontrer le président de la République. Ce que nie l’entourage de Stérin, observant ne pas avoir besoin d’un chaperon pour obtenir des rendez-vous même présidentiels. Quant à l’Elysée, on assure n’avoir jamais prié quiconque de stopper Stérin en dopant Lefranc.
Sentant le vent tourner, Jean-Martial Lefranc adresse aux salariés de Marianne un PowerPoint, illustré d’une iconographie interstellaire. Sa lecture indique qu’il projette de "construire un groupe de médias dédié à la diffusion mondiale des valeurs de notre République", observant que la cession se déroule dans un climat "troublant", alors qu'"une internationale dite nationaliste chrétienne, dont le conseiller de Donald Trump Steve Bannon est la figure de proue, tente de devenir une force politique mondiale". Il écrit également souhaiter ériger un rempart contre "le nationalisme chrétien [qui] repose sur les principes opératoires suivants […] destruction de l’état administratif pour isoler les citoyens face à une oligarchie échappant à l’impôt".
Dans le même temps, son tour de table s’étoffe, grâce à l’entregent du doué Englebert. Henri de Bodinat, ancien directeur général du Club Med, Joan Beaufort, patron de La Royale Investments confirment leur participation. Philippe Corrot, à la tête de la licorne Mirakl, un des génies français de la French Tech, choyé par Emmanuel Macron, se penche lui aussi sur le dossier. Deux autres financiers devraient arriver, afin d’apporter au total "entre 5 et 7 millions d’euros" avant fin septembre, échéance des négociations exclusives, ouvertes depuis le 18 juillet entre CMI et Jean-Martial Lefranc. Le producteur de films et de documentaires souhaite demeurer majoritaire dans ce consortium.
Julien Dray s’est lui aussi désormais rapproché de l’homme d’affaires, qu’il trouve "rond, cash, direct", cherchant pour l’épauler quelques fortunés. "On ne va pas acheter Marianne les fesses serrées", promet-il, fidèle à son langage fleuri. Ladite Marianne, que des mains miraculeuses éloignèrent de Pierre-Edouard Stérin. S’en souviendra-t-elle ?