Incursion dans la manipulation politique
Le 11 avril 1917, le président Woodrow Wilson confie au journaliste George Creel la mission de persuader l’opinion publique américaine de la nécessité d’entrer en guerre en Europe, en contradiction avec ses engagements de campagne.
Creel crée alors le Committee on Public Information (CPI), que l’on surnomme bientôt la commission Creel, qui va utiliser les outils d’influence les plus modernes de l’époque, ainsi que de nombreux journalistes, intellectuels et publicistes à l’échelle locale, et qui avaient compris l’intérêt de porter leur travail à une échelle nationale et internationale.
De nombreux concepts aujourd’hui connus et banalisés seront testés : distribution massive et répétée de communiqués, campagnes de publicité ciblées sur l’émotion, recours au cinéma et au recrutement ciblé de leaders d’opinion locaux, mise sur pied de groupes de citoyens, etc. Nous retrouvons ces techniques aujourd’hui avec, bien sûr, l’apport des réseaux sociaux.
Bernays, qui a tenté en vain de s’enrôler dans l’armée, participe à cette aventure au sein du bureau de la presse étrangère du CPI, en charge de la section latino-américaine, et il initie notamment une propagande en langue espagnole diffusée en Amérique latine pour mieux contrer la propagande allemande.
En 1919, il fait partie de l’équipe qui accompagne George Creel à Paris pour promouvoir les accords de paix. Il émane de cette campagne notamment la célébrissime affiche I want you for U. S. Army. Ce « laboratoire de propagande moderne » réussit au-delà de toute espérance, et ce fut le début des campagnes de masse telle que nous les connaissons encore et plus que jamais aujourd’hui.
La Commission Creel a été démantelée sept jours après l’Armistice.
En 1954, Bernays va jouer un rôle majeur dans le coup d’État au Guatemala en 1954. Commandité par la United Fruit Company et associé à la CIA, il parvient à mener une campagne de dénigrement contre le « Guatemala communiste » auprès de la presse américaine. Bernays est également à la base de la communication électorale moderne. À l’approche du scrutin, les candidats s’entourent désormais de conseillers en communication et marketing politique, les spin doctors, dont le rôle est de préparer l’amélioration de leur performance, mais aussi le story telling et le choix des mots cible, à utiliser ce qui revient à manipuler l’opinion publique par diverses techniques afin d’améliorer leur image. Les spin doctors vont donc « fabriquer du consentement ».
Il est désormais possible de modeler l’opinion des masses pour les convaincre d’engager leur force nouvellement acquise dans la direction voulue.
Plus que tout autre, cette phrase d’Edward Bernays, publiée en 1928, a contribué à donner de lui, et ceci jusqu’à nos jours, l’image d’un maître de la manipulation de masse et l’inventeur de la « fabrique du consentement ».
La fabrique du consentement
La fabrique du consentement apparaît souvent comme le propre des régimes autoritaires et totalitaires, qui, par l’embrigadement des masses, le culte du chef et la propagande cherchent à fabriquer le consentement des masses à leur domination autoritaire.
Or, il ne faut pas oublier que les régimes autoritaires et totalitaires s’appuient de prime abord sur la coercition et la terreur pour atteindre cet objectif. Les démocraties, a contrario, ne peuvent, en principe, recourir à la contrainte pour faire consentir les masses, et ressentent donc d’autant plus fortement la nécessité de recourir à l’art de la persuasion, ce que Noam Chomsky résume par une formule célèbre :
La propagande est à la société démocratique ce que la matraque est à l’État totalitaire.
Évidemment, il est impossible de dissocier la propagande des biais cognitifs, des mensonges et des « infox », parfois à visée clairement politique. Bernays se sert de ce qu’il a appris de ses expériences de professionnel de la presse, de publicitaire et de propagandiste de guerre en une seule et même doctrine de manipulation des masses, qu’il considère comme étant le ciment de la seule démocratie possible. À sa mort, en 1995, le New York Times le qualifie de « leader dans la fabrique de l’opinion ». Bernays représente l’archétype des marionnettistes de l’ombre qui participent à la fabrique du consentement.
Une autre des raisons pour laquelle on connaît Bernays aujourd’hui, c’est parce qu’il a écrit sur lui-même et s’est autopromu. À part les livres qu’il a écrits dans les années 1920, il a écrit son autobiographie, Biography of an Idea: Memoirs of Public Relations Counsel (Actuellement non disponible en français,) et s’est approprié l’idée de la propagande.
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Edward Bernays aujourd’hui
À notre époque d’hyper communication, voire d’hystérisation du débat, l’actualité politique et géopolitique nous montre et démontre aujourd’hui l’importance de l’emploi, de méthodes et de stratégies d’influence, de manipulation et de propagande, dans le sens premier du terme, dans un but de déstabilisation. L’émotion est le premier pas vers l’irrationnel, porte entrouverte vers l’inconscient, domaine que les politiques exploitent au maximum.
Bernays fut l’un des architectes majeurs de cette stratégie qui sévit dans les démocraties comme dans les systèmes totalitaires, pouvant aller jusqu’aux « théories de la conspiration ». La propagande est omniprésente, visible ou discrète.
Dans son livre Les ingénieurs du chaos, Giuliano da Empoli cite les spin doctors employés pour diverses élections : S. Bannon (pour D.Trump), D. Cummings (pour B. Johnson et le Brexit), A. Finkelstein (pour V. Orban), D. Casaleggio (pour B. Grillo).
Il peut s’agir d’évènements (élections) ou de promotion de l’individu politique. Ne parle-t-on pas de marketing politique, ce qui nous ramène à Bernays et de sa dualité business-politique.
Bien sûr, les techniques ont évolué depuis l’époque d’Edward Bernays, ne serait-ce que l’évènement d’Internet et des réseaux sociaux, mais les fondamentaux sont restés, et on assiste aujourd’hui à la mise en place de stratégies d’influence et de déstabilisation qui participent à une guerre informationnelle qui peut représenter les prémices d’un conflit redouté et redoutable.
Gustave Le Bon (1841-1931)
Gustave Le Bon a marqué l’histoire des sciences humaines comme étant la figure de proue de la psychologie appliquée aux foules. Esprit scientifique ouvert, touchant à tous les domaines, c’est principalement son ouvrage Psychologie des foules, paru en 1895, qui l’a fait passer à la postérité. Pour Le Bon, les individus changent de comportement et d’état d’esprit lorsqu’ils se retrouvent dans le cadre d’une foule. Il insiste aussi sur le rôle du meneur, qui par son prestige personnel, son aura et sa force de persuasion subjugue la foule qui lui obéit et le suit idéologiquement.
On peut dire que, sur la psychologie des foules, des peuples et des nations, en montrant leur irrationalité et les recettes et les risques de leur manipulation, il a véritablement fait œuvre de pionnier et il a prophétisé l’avènement des régimes totalitaires.
Walter Lippmann (1889-1974)
Walter Lippmann, un de ses membres influents, souvent donné comme le journaliste américain le plus écouté au monde après 1930, a décrit le travail de cette Commission (CPI) comme étant « une révolution dans la pratique de la démocratie », où une « minorité intelligente », chargée du domaine politique, est responsable de « fabriquer le consentement » du peuple, lorsque la minorité des « hommes responsables » ne l’avaient pas d’office. Il a été l’initiateur d’un libéralisme humaniste qu’il a promu dans son livre The Good Society. En 1955, dans ses Essays in the Public Philosophy, Lippmann a avancé que l’opinion publique était volatile, en réponse aux manipulations les plus récentes, mais aussi parfois incohérentes et peu structurées.
Article original paru dans la revue Conflits.