Sièges sociaux, usines, magasins, ces lieux constituent les points de départ de quelques-unes des plus grandes sagas industrielles et commerciales françaises. Dans cette série d’été, L’Express ouvre les portes de sites emblématiques qui ont marqué l’histoire économique du pays.
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La réclame, comme on disait alors, a joué à plein. Dans les boîtes aux lettres des communes alentour, des milliers de tracts promotionnels ont annoncé l’événement. L’un d’eux échoue chez les parents de Michel Faure. L’adolescent au naturel curieux, qui court sur ses 18 ans, ne veut pas rater ça. Le 15 juin 1963, il enfourche son vélo depuis le domicile familial de Morsang-sur-Orge, dans l’Essonne, pour prendre la direction du centre-ville de Sainte-Geneviève-des-Bois. Trois kilomètres plus tard, il atteint un parking de 450 places flambant neuf, déjà rempli de Peugeot 403 et de 2 CV Citroën, où trône un immense bâtiment à la devanture imposante : celle du premier hypermarché de France, estampillé Carrefour.
Sur place, la foule de nouveaux clients est déjà compacte, tandis qu’une myriade de personnalités ont fait le déplacement. Les fondateurs de l’enseigne de supermarchés créée en 1959, Marcel Fournier, mercier à Annecy, et les frères Denis et Jacques Defforey, grossistes dans l’Ain. Mais aussi la romancière Françoise Sagan, marraine du magasin, le maire et le député. Les discours prononcés, le prêtre bénit les lieux. Puis la visite débute. "C’était exceptionnel, on n’avait jamais vu ça", raconte Michel Faure.
A l’intérieur, sur 2 500 mètres carrés, 15 000 articles, dont 3 500 denrées alimentaires, de 10 à 20 % moins chères que dans les commerces du coin, le tout en libre-service. "Lorsque ce mode de vente plus directe est apparu, il a permis d’échapper à l’emprise de l’épicier. Il a favorisé également les achats impulsifs à la vue des rayons, l’augmentation des volumes écoulés grâce aux chariots qui permettent de prendre davantage de produits sans effort, et in fine l’extension des surfaces", souligne Franck Cochoy, professeur de sociologie à l’université Toulouse-Jean Jaurès. Dans les allées immenses, les clients déambulent au milieu d’une offre pléthorique : un rayon boucherie où un artisan travaille les carcasses devant les clients, une crémerie, une poissonnerie - la première de la ville… L’ambiance est à la fête. A la fermeture, après le passage des 2 500 curieux, il ne reste quasiment rien dans les linéaires.
Pour Marcel Fournier, la pièce est tombée du bon côté. La veille, le patron de Carrefour devisait encore : "Demain, soit je suis riche, soit je suis ruiné." L’emplacement choisi à Sainte-Geneviève-des-Bois, au sud de Paris, s’est révélé crucial. "C’est l’un des rares hypermarchés qui soit situé en plein centre d’une ville. Tout le monde ou presque y venait à pied. La nouveauté attirait aussi les habitants des communes voisines. C’était un centre de vie", relate Jean Ooghe, maire de cette commune de 38 000 habitants - 18 000 lors de l’ouverture - de 1971 à 1990. Le pari était pour le moins risqué. Aucun distributeur n’avait encore sauté le pas pour lancer un magasin d’une telle surface, quatre fois plus importante que ceux de l’époque.
Le terme hypermarché n’aura d’ailleurs pas cours immédiatement, il sera inventé en 1966. Les clients se rendaient alors à "Carrefour grand magasin libre-service". C’est aux Etats-Unis, à Dayton dans l’Etat de l’Ohio, que Marcel Fournier et les frères Defforey ont découvert quelques mois plus tôt la folie des grandeurs de la distribution. Ils ont assisté notamment à un séminaire de Bernardo Trujillo présenté plus tard comme le "pape" du secteur. De retour en France, ils sont convaincus que les deux supermarchés de 850 mètres carrés qu’ils ont ouverts à Annecy, dont l’un au croisement de cinq rues, d’où le nom donné à l’enseigne, ne sont pas suffisants.
Au fil des années, le Carrefour de Sainte-Geneviève-des-Bois s’impose comme un lieu de passage incontournable, mais aussi d’expérimentation. "C’est ici que nous avons testé les premières caisses informatisées. J’ai participé aussi aux réflexions initiales sur les produits sans marque, qui s’imposeront par la suite", se rappelle Gabriel Binetti, directeur du magasin de 1975 à 1978, à l’âge de 35 ans. Chaque semaine, le responsable local recevait la visite de Marcel Fournier, dont les bureaux étaient situés à quelques encablures, à Evry. "Il était d’une simplicité sans pareille. Ses questions fusaient : sur les clients, le comportement commercial qu’on devait adopter avec eux, l’innovation. Il s’appuyait sur les fondamentaux pour aller chercher la nouveauté", poursuit le désormais retraité.
Dès son entrée au sein de l’enseigne en 1969, comme employé au magasin de Montesson, Gabriel Binetti se lie d’amitié avec les fondateurs. Jacques et Denis Defforey l’emmènent même à Stockholm pour voir les matériaux vendus en plein air, avec une idée en tête : "On se demandait comment proposer du bois coupé et du ciment dans des petits comptoirs situés sur les parkings". Une carrière entière dédiée à Carrefour, avec un credo : "A ceux qui disent "On ne peut plus rien faire", je répondais "On peut toujours tout faire"."
Autour de l’hypermarché, la municipalité s’est mise au diapason de la modernité. Dès son arrivée à la mairie, Jean Ooghe entreprend de redonner une seconde jeunesse au quartier. A commencer par le donjon, une tour classée monument historique depuis 1923. "Ce territoire était un peu oublié du point de vue administratif. Nous avons tout reconstruit autour du centre-ville. Il y avait une vingtaine de parcelles individuelles à côté du Carrefour, il a fallu vingt ans à la commune pour les racheter. Sur chacune d’elles, nous avons réintroduit des jardins", raconte l’édile. Seule ombre au tableau, les plaintes du voisinage concernant les allers-retours incessants des camions de livraison. "J’essayais de calmer le jeu, mais un magasin en plein cœur de la cité, c’est forcément un problème", reconnaît Gabriel Binetti.
Sainte-Geneviève-des-Bois lancera en tout cas le modèle de l’hypermarché qui régnera dans les périphéries françaises pendant plusieurs décennies, bouleversant les habitudes de consommation, avant de connaître une baisse de régime à partir des années 2000. "L’hyper a subi la double concurrence de la relocalisation des points de vente au centre des villes et du développement conjoint des drives et de la livraison à domicile", explique le sociologue Franck Cochoy.
D’autres facteurs, plus sociétaux, ont précipité cette relative désaffection. "Le souci de protection des paysages à l’entrée des agglomérations, la lutte contre l’artificialisation des sols, la volonté de sortir du tout automobile pour des raisons environnementales, et même la mise en cause d’un consumérisme sans limite au nom de la sobriété et de la réduction de l’empreinte carbone de chacun vont dans le sens d’un certain recul des hypermarchés", poursuit le spécialiste. A la direction de Carrefour, on assure que "l’hyper, ce n’est pas de l’histoire ancienne. Il y a cinq ans, tout le monde affirmait que ce modèle était mort. Le pronostic était complètement faux : la promesse de l’hypermarché reste très forte, c’est une promesse populaire, avec une variété de produits exceptionnelle, aux prix les plus bas, servis par des dynamiques promotionnelles."
Aujourd’hui, le berceau de Sainte-Geneviève-des-Bois a plus que triplé de volume pour atteindre 8 500 mètres carrés. Plus de 50 000 articles y sont désormais référencés. L’an dernier, l’établissement a fêté son 60e anniversaire en présence d’Alexandre Bompard, le PDG du groupe, devenu tentaculaire : 14 000 magasins, installés dans plus de 40 pays, pour un chiffre d’affaires de 94 milliards d’euros. Michel Faure, client de la première heure, continue d’y faire ses courses, à raison de quatre fois par semaine. Le septuagénaire avait bien entendu été convié à la cérémonie. "Que voulez-vous. A force, on est connu…"
