Cela faisait bien longtemps que Kamala Harris n’avait pas fait l’objet d’une telle attention. D’habitude, les faits et gestes du numéro deux de la Maison-Blanche passent à peu près inaperçus. Mais depuis le débat télévisé catastrophique de Joe Biden fin juin, tous les yeux sont rivés sur la vice-présidente. Partout où elle va, elle traîne derrière elle une meute de journalistes, suscite presque autant d’intérêt que Kim Kardashian sur les réseaux sociaux, et sur Predictit, un site de paris en ligne, on lui donne plus de chances d’obtenir la candidature démocrate que Joe Biden.
Pour le moment, elle se livre surtout à un numéro d’équilibriste périlleux. Elle est sa remplaçante la plus probable si le président décidait de se retirer de la course - une éventualité qu’il a pour l’instant écartée catégoriquement. Son rôle cependant est d’appeler à le soutenir pour qu’il reste en lice. Dès le lendemain du débat, elle a donné comme consigne à ses équipes et à ses alliés de ne pas encourager les spéculations. Elle s’est montrée à ses côtés à la réunion des gouverneurs démocrates à la Maison-Blanche, à la célébration du 4-Juillet, la fête nationale, et le défend avec acharnement. Elle est allée plaider sa cause sur CNN juste après sa prestation télévisée en reconnaissant qu’il avait eu un démarrage "laborieux" devant les caméras mais qu’il fallait le juger sur ses trois ans et demi de mandat et pas sur 90 minutes de débat. Et dans tous les meetings électoraux, elle répète que c’est un "battant, un leader qui se bat pour le peuple de notre nation".
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Si Kamala Harris joue les loyaux fidèles, en revanche les hiérarques démocrates paniqués cherchent l’option la moins suicidaire. Peut-elle réellement sauver le parti de la défaite ou représente-t-elle un plus grand risque que Biden ? Car la vice-présidente est loin d’être populaire. Cette Californienne de 59 ans, mi-indienne mi-jamaïcaine, a pourtant un CV impressionnant. Elle a été procureur de Californie, puis sénatrice avant de se présenter aux primaires démocrates en 2020. A la suite d’une campagne insipide, elle s’est retirée de la course très tôt, avant d’être choisie comme coéquipière de Joe Biden et de devenir, au terme d’un scrutin historique, la première femme et la première noire vice-présidente des Etats-Unis.
On la présente déjà comme un Obama au féminin. Mais ses débuts sont chaotiques et elle peine à trouver ses marques. Elle se retrouve en charge de dossiers épineux et quasi insolubles sur l’immigration illégale ou la réforme du droit de vote qui n’a aucune chance d’aboutir compte tenu des divisions au Sénat. Les départs à la chaîne de membres de son équipe n’aident pas à améliorer son image. Et les médias se focalisent sur ses discours filandreux, ses éclats de rire intempestifs sans doute dus à la nervosité et ses bévues, notamment lors d’une interview calamiteuse sur NBC, où elle fait une réponse alambiquée en commençant par dire "Nous sommes allés à la frontière" mexicaine, avant de reconnaître qu’elle n’y a personnellement pas mis les pieds. Plus on l’attaque, plus elle semble sur ses gardes et fait des déclarations pâteuses. Ses conseillers justifient son manque d’aisance oratoire par sa formation d’ancien procureur habitué à peser le moindre mot. Oui mais voilà, elle a quitté les tribunaux depuis 2017. Joe Biden se plaint au début de son mandat, selon le livre du journaliste Chris Whipple, qu’elle a "des progrès à faire".
Au fil du mandat, elle a du mal à sortir de la caricature, entretenue par les médias et les républicains, qui la présentent comme un second fade et maladroit relégué à un rôle de potiche. "Kamala Harris est en train d’essayer de définir sa vice-présidence. Même ses alliés sont fatigués d’attendre", titre, en février 2023, le New York Times. Est-elle trop frileuse, comme on le lui a reproché au cours de sa carrière ? Ou est-ce la faute de la Maison-Blanche qui ne l’a pas assez mise en valeur alors que Joe Biden avait promis d’être un président de transition ? "Elle a été tenue à l’écart pendant longtemps", estime Tim Ryan, un ancien représentant de la Chambre dans une interview. Selon ses défenseurs, Kamala Harris est jugée bien plus durement que ses prédécesseurs en raison du racisme et du sexisme latents en politique. C’est aussi dû à la fonction de vice-président mal définie et ingrate. "Ça ne vaut pas un pet de lapin", avait résumé élégamment le bras droit de Franklin Roosevelt. On n’est jamais que le numéro 2, sans réelle indépendance, avec pour règle stricte de ne pas faire de l’ombre au président. "Et dans le cas de Kamala, elle ne peut pas vraiment apporter de valeur ajoutée à Joe Biden car il a une telle expérience", estime Joel Goldstein, un historien spécialiste de la vice-présidence.
En 2022, la vice-présidente met à profit la décision de la Cour suprême de supprimer le droit constitutionnel à l’avortement pour se repositionner et jouer un rôle politique plus visible. Elle émerge au sein de l’administration comme la pasionaria des droits reproductifs. Elle est clairement plus à l’aise pour parler d’avortement que Joe Biden, catholique pratiquant qui refuse de prononcer le mot. Elle se met à sillonner le pays pour dénoncer les "extrémistes" conservateurs et se rend même en mars dans une clinique d’avortement du Planning Familial, dans le Minnesota. Une grande première pour un vice-président. Cela ne dope pas vraiment sa cote de popularité mais dans la foulée, elle multiplie les déplacements dans les universités, les communautés noires, les chambres de commerce pour faire la promotion des réformes de l’administration. La Maison-Blanche l’envoie également plus souvent en mission solo à l’étranger, à la conférence sur la sécurité à Munich, à Dubaï pour la COP28…
Tous les démocrates ne sont cependant pas convaincus de sa capacité à vaincre Donald Trump. Selon les sondages récents, elle est, comme Joe Biden, au coude à coude avec l’ex-président. D’où la mention au sein de l’establishment démocrate d’autres candidats possibles comme Gavin Newsom ou Gretchen Whitmer, les gouverneurs de Californie et du Michigan.
Snober Harris serait toutefois dangereux politiquement. Cela risquerait d’aliéner l’électorat afro américain, furieux de voir mettre au rebut la première vice-présidente noire. "Elle n’est pas la meilleure option. Elle est la seule option réaliste pour gagner", affirme un document anonyme écrit par des responsables démocrates qui a circulé dans les médias. Ses auteurs reconnaissent son impopularité mais soulignent ses "avantages structuraux massifs". "Elle est déjà en place, peut s’appuyer sur le bilan réussi de Biden, sans avoir le problème de l’âge. Les jeunes et les Noirs seront plus réceptifs à sa candidature qu’à celle du président", analyse Kevin McMahon, professeur de Sciences politiques à Trinity College. Elle pourrait également assurer une transition sans heurts en disant, par exemple, "je continuerai à consulter Joe Biden une fois présidente". Autre facteur non négligeable, Harris est mieux placée que ses adversaires pour récupérer facilement les 240 millions du trésor de guerre de la campagne Biden.
Les pro-Trump ont déjà commencé à l’attaquer férocement. Ils la dépeignent comme une dangereuse gauchiste, l’accusent d’avoir caché l’état de santé de Biden, d’être responsable de la crise des migrants à la frontière mexicaine… Ce n’est pas nouveau. Donald Trump, il y a bien longtemps, avait cherché à semer des doutes sur sa légitimité en affirmant - faussement - qu’elle était née à l’étranger. Il fait exprès d’estropier son nom, Kamala (fleur de lotus en Sanskrit). Et vient même de l’affubler d’un sobriquet ironique : "la rigolarde Kamala", signe qu’en réalité, il la prend au sérieux. Car si elle est choisie comme candidate, "la dynamique de la campagne risque de changer", poursuit le professeur McMahon. "Les équipes de Trump se sont préparées depuis des mois à avoir Biden comme adversaire et ont mis au point des attaques sur son âge. Or si Harris prend sa place, elles vont devoir recalibrer leur message moins de 120 jours avant le scrutin". En attendant, les démocrates ont commissionné discrètement une étude sur les chances de la vice-présidente face à Trump.
