Ainsi donc, la catastrophe nous sera épargnée. Je ne veux pas parler de la victoire du RN aux législatives, mais des nuits d’émeutes qu’un tel événement n’aurait pas manqué de provoquer, comme le laissaient augurer les résultats du premier tour. Mais qui sont ces gens qui sont prêts à tout détruire à l’idée que ce parti se hisse à Matignon, et que la conjuration de cette perspective rend à peine moins violents ? Qui sont ces gens qui passent en quelques jours du désespoir de juin 40 à la liesse d’août 44 ? Et qui pourraient fort bien faire le chemin inverse si jamais le président trouvait une coalition pour barrer la route à leur propre champion ?
Faut-il avoir vécu dans un univers parallèle, notamment depuis le 7 octobre dernier, pour croire à la menace du retour des « heures sombres » de ce côté-ci de l’échiquier politique ? La tentation est grande, de se moquer de ces foules politiquement crédules, psychologiquement instables, socialement agressives, tout ce qu’on voudra. Mais les moqueurs doivent comprendre que ces trois dispositions d’esprit sont peut-être liées, et dans cet ordre : crédulité – angoisse – agression. Qu’attendre de gens à qui des générations d’enseignants, de journalistes, de célébrités et de politiciens ont expliqué que le fascisme était à nos portes, et que cette perspective rend sincèrement, physiquement, malades ? Quand un acteur en vogue menace de « quitter la France si Le Pen arrive au pouvoir », on peut être sûr qu’il s’agit d’une posture, d’un « acte de résistance » facile qui le fera se sentir un « type bien » à peu de frais. Mais quand un métis des îles du Pacifique ou une binationale franco-italienne que vous connaissez personnellement vous disent craindre pour leur avenir et leur sécurité à l’annonce de la possible arrivée au pouvoir du RN, vous devez les prendre au sérieux. Ils n’ont pas besoin de moqueries ; ils ont besoin de vérité – et d’un peu de charité.
Pour comprendre comment on en est arrivé là, méditons une leçon, donnée bien malgré lui par le journaliste Laurent Joffrin le 3 avril 2016.
Ce jour-là, le directeur de la rédaction de Libération publiait un éditorial lucide dans lequel il dénonçait le « piège grossier » des procès en « islamophobie ». Joffrin se plaignait que son journal « qui a toujours soutenu la cause antiraciste, [soit] traité de raciste par un exalté du Net, ancien porte-parole du CCIF[1] », pour avoir critiqué le communautarisme islamiste au nom des « valeurs universalistes ». Qu’un homme qui avait fait son fond de commerce de ce genre d’accusations se retrouve accusé à son tour ne manquait pas d’ironie. On se souviendra de son portrait peu flatteur des Sarkozy, Finkielkraut, Tillinac et autre Bruckner en « prêcheurs de haine » motivés par une « hostilité primitive envers l’islam » ; de celui de Jean Raspail en « plume décatie et fascistoïde » ; ou d’Eric Zemmour en « héraut mal camouflé des idées frontistes[2] ».
Mais Laurence Rossignol, Elisabeth Badinter et Joffrin en personne tombant sous le coup des mêmes incriminations ? « Halte-là ! répliquait en substance l’intéressé. Ce sont les autres, les réacs et les islamophobes. Pas nous ! » On pourrait se réjouir de ce retour de boomerang bien mérité. A force d’attiser les peurs, il n’était que temps que l’arroseur fût arrosé. Pensez-vous que ce coup de semonce ait fait réfléchir le parangon de la gauche demi-molle ? Pas le moins du monde. Sitôt son démenti martelé, il reprenait de plus belle ses paresseuses antiennes[3]. Aucune introspection, aucune remise en cause, aucun remords.
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Pourtant, je suis tout prêt à croire qu’il y a un monde entre ce que Joffrin dit et ce que ses ennemis disent qu’il dit ; en somme : que Joffrin n’est pas Marine Le Pen ; qu’Elisabeth Badinter n’est pas Marine Le Pen, que Laurence Rossignol n’est pas Marine Le Pen, etc. Mais alors, une question vient immédiatement à l’esprit : en quoi les autres méritent-ils cet amalgame ? Alain Finkielkraut est-il Marine Le Pen ? Et d’ailleurs : Marine Le Pen est-elle Marine Le Pen ? On peut se le demander quand on écoute le programme du FN tel que se le représentait à l’époque Christiane Taubira : « les Noirs dans les branches des arbres, les Arabes à la mer, les homosexuels dans la Seine, les Juifs au four et ainsi de suite[4] ». Ne constatons-nous pas le même monde entre ce que Marine Le Pen dit et ce que ses ennemis disent qu’elle dit ? Si Joffrin veut nous convaincre que toute remise en cause de l’immigration de masse ne peut être que motivée par la haine essentialisante de l’étranger, et non par l’hostilité aux politiques migratoires néo-libérales qui déplacent les peuples comme des marchandises, pourquoi devrions-nous le croire quand il nous explique que sa propre critique de l’islam n’est pas motivée par la haine essentialisante du musulman, mais par l’hostilité aux dogmes de cette religion ?
J’ignore si Joffrin et Taubira croient ce qu’ils racontent. Ce que je sais, c’est que leur manière de raisonner, appuyée par la toute-puissance des médias pour le premier, celle de la parole publique pour la seconde, mène droit à la paranoïa. Devons-nous nous étonner de voir tant de nos compatriotes souffrir de cette affection aujourd’hui ? Gardons-nous toutefois de le leur reprocher.
Pour des raisons encore à éclaircir, beaucoup de gens font confiance aux Joffrin et aux Taubira, et écoutent ce qu’ils ont à dire. On peut le déplorer – il faut le déplorer, et il faut sérieusement réfléchir au moyen de briser cet envoûtement. En attendant, reconnaissons qu’entendre « les Noirs dans les branches des arbres, les Arabes à la mer, les homosexuels dans la Seine, les Juifs au four et ainsi de suite » n’a rien de rassurant pour quelqu’un qui prend ce discours au sérieux. Si vous-même, vous vous sentiez menacé d’un tel sort, ne seriez-vous pas prêt à faire n’importe quoi pour empêcher que cela arrive ? A frapper avant qu’on vous frappe ? A tuer avant qu’on vous tue ? Et une fois votre crime commis, comment sauriez-vous qu’en fait, vous avez tué un innocent ?
Peut-être n’êtes-vous pas inquiet pour vous-même, mais pour votre voisin métis ou binational ? Soit. Mais la sollicitude pour les autres n’est pas moins dangereuse, car elle peut tout permettre au nom d’un alibi invincible : le désintéressement. Comme nous l’a appris autrefois C.S. Lewis dans une page de sagesse éternelle, « [m]ême un bon sentiment comme la pitié, s’il n’est pas contrôlé par la charité et la justice, mène, par la colère, à la cruauté. La plupart des atrocités sont provoquées par le récit de celles commises par l’ennemi, et la pitié pour les classes opprimées, quand on l’isole de la loi morale dans son ensemble, mène, par un processus très naturel, aux brutalités implacables d’un régime de terreur[5] ».
Ne nous méprenons pas : le mal pur existe, et contre lui, chacun devrait avoir le droit de se défendre. Parfois, l’ennemi commet réellement les crimes dont on l’accuse. Il y a peut-être quelque part des gens qui n’attendent qu’une occasion d’en découdre physiquement avec des étrangers parce qu’ils sont étrangers. Et à force d’entendre que le RN est le parti des « ratonnades », ces gens pourraient bien commencer à y croire eux aussi – et en conclure que l’accession du RN au pouvoir constitue précisément l’occasion rêvée. Aussi, répétons-le : le mal pur existe. Mais le diable existe aussi, qui exploite cette vérité pour la pervertir ; qui dresse le voisin contre le voisin, le frère contre le frère ; qui les transforme en ennemis les uns pour les autres en faisant le récit de crimes imaginaires, semant dans les esprits le même doute paranoïaque que certains de nos contemporains irresponsables.
Irresponsables ? Peut-on tout mettre sur le dos du malentendu ? Pour soulever la violence homicide des foules avec quelque chance d’avoir l’air d’un bienfaiteur de l’humanité, pas de meilleur moyen que d’invoquer l’existence d’un complot ou l’imminence d’un génocide. Mais cela implique un certain profil psychologique, une certaine disposition à la malveillance.
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George Orwell connaissait très bien ce genre de profil. Une page de son roman Un peu d’air frais, publié quelques mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, dresse un portrait si saisissant, si pertinent pour notre temps, de « l’intellectuel antifasciste », qu’il me semble nécessaire d’en reproduire ici un large extrait. Dans un épisode de ce texte pénétrant, le protagoniste, un Anglais moyen, se laisse entraîner par son épouse à une réunion du « Club du livre de gauche » où le conférencier s’en prend aux fascistes :
« “Atrocités bestiales… hideuses explosions de sadisme… matraques… camps de concentration… inique persécution des juifs… retour à l’obscurantisme… civilisation européenne… agir pendant qu’il en est temps… indignation de tous les peuples qui se respectent… alliance des nations démocratiques… résister fermement… défense de la démocratie… démocratie… fascisme… démocratie… fascisme… démocratie…” »
Et voici les réflexions que ce galimatias inspire à Orwell au travers de son narrateur – en gardant à l’esprit que le futur auteur de 1984, qui avait alors face à lui de vrais fascistes, comprenait déjà parfaitement comment on peut en inventer de faux :
« Vous connaissez le refrain. Ces types-là peuvent vous le moudre pendant des heures, comme un gramophone. Tournez la manivelle, pressez le bouton, et ça y est. Démocratie, fascisme, démocratie. Je trouvais quand même un certain intérêt à l’observer. Un petit type assez minable (…). Qu’est-ce qu’il fait là ? Ouvertement, d’une façon délibérée, il attise la haine. Il y va de son foutu mieux pour vous faire haïr certains étrangers qu’il appelle fascistes. Drôle de chose, je me disais, être “Untel, l’antifasciste bien connu”. Drôle de truc, l’antifascisme. (…) Chaque slogan est vérité d’Évangile à ses yeux. Si vous le mettiez en morceaux pour voir ce qu’il y a à l’intérieur, vous trouveriez démocratie – fascisme – démocratie. (…)
Ce qu’il disait, c’était seulement qu’Hitler en a après nous et que nous devons nous rassembler, et avoir une bonne séance de haine. Glissons sur les détails, restons entre gens de bonne compagnie. Mais ce qu’il voyait, c’était tout à fait autre chose. C’était une image de lui-même armé d’une clé anglaise, frappant les visages des gens. Des visages fascistes, bien entendu. Je sais que c’est ce qu’il était en train de voir. (…) C’est ce qu’il a en tête, qu’il dorme ou qu’il veille, et plus il y pense, plus ça le tente. Et tout est très bien, du moment que les visages écrabouillés sont des visages fascistes[6]. »
Voilà le genre de personnage qui dressait les esprits hier, et qui les dresse aujourd’hui. Le reconnaissez-vous ? La violence est inhérente à ce mode de pensée. Pourtant, rien ne nous condamne à revivre les horreurs qu’Orwell et sa génération ont vécues. Mais pour que cela ne se reproduise plus, nous avons besoin d’une chose, une seule : que tout le monde se calme.
[1] http://www.liberation.fr/france/2016/04/03/piege-grossier_1443734.
[2] https://www.liberation.fr/societe/2015/07/09/des-mosquees-dans-les-eglises-n-en-deplaise-aux-precheurs-de-haine_1345470.
[3] Voir https://www.liberation.fr/politiques/2018/09/19/salut-les-racistes_1679794 ; https://www.liberation.fr/debats/2019/05/29/la-nouvelle-star-de-la-reac-academie_1730461 ; et même : https://www.liberation.fr/france/2019/02/18/le-retour-de-la-peste_1710172.
[4] https://www.liberation.fr/france/2015/04/08/front-national-l-obsession-judiciaire_1236184.
[5] C.S. Lewis, Le Problème de la souffrance [1940], trad. Denis Ducatel, Le Mont-Pèlerin, Raphaël, 2005, p. 90. Je souligne.
[6] George Orwell, Un peu d’air frais [1939], trad. Richard Prêtre [1983], Paris, 10/18, 2000, p. 193-198.
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