Député pendant vingt-neuf ans, François Cornut-Gentille est retraité de la vie politique nationale depuis que Laurence Robert-Dehault, candidate du Rassemblement national, l’a battu en 2022. Cet élu LR de Saint-Dizier, en Haute-Marne, conserve un regard acéré sur le pouvoir. Le problème n° 1 de la France au sortir des élections législatives, à ses yeux ? Pas l’absence de majorité ni le manque de culture du compromis, mais "la médiocrité générale" et "l’incapacité à penser les dossiers de long terme", cingle ce spécialiste des questions de défense.
Dans Savoir pour pouvoir. Sortir de l’impuissance démocratique (Gallimard), son essai publié en 2021, l’ancien parlementaire préconisait la création d’une nouvelle assemblée élue, en plus du Parlement, exclusivement chargée d’expertiser les dossiers de fond : l’écologie, les retraites, l’intelligence artificielle, etc. Une réflexion qu’il précise et renouvelle auprès de l’Express.
L’Express : Le résultat de ces élections législatives annonce-t-il l’agonie de la Ve République ?
François Cornut-Gentille : Depuis 2017, la déconstruction de notre démocratie s’accélère. Le processus d’adhésion par le vote est cassé. Il n’existe plus qu’un processus de rejet. On vote contre le pouvoir en place, contre le FN, contre le RN. Cela remonte d’ailleurs à plus loin : hormis Nicolas Sarkozy en 2007, depuis quarante ans, toutes les majorités parlementaires ont été renversées lors de l’élection suivante.
Mesure-t-on le message sidérant envoyé par les Français avec ces défaites à répétition de ceux qui gouvernent ? Il ne me semble pas. On se félicite de l’alternance, mais cela veut dire que les citoyens sont mécontents. Tous ceux qui gagnent pensent qu’ils feront mieux que les précédents. Et en fait, non. Même le succès du RN dans les urnes marque ce processus de rejet. Les gens ne votent pas RN par réelle adhésion, ils disent : "Ce sont les seuls qu’on n’a pas essayés", "après tout, pourquoi pas". C’est un vote à reculons.
La composition de l’Assemblée nationale, qui obligera à des compromis, peut-elle changer la donne ?
Non. La crise que l’on vit est une crise du fond et du contenu. En parallèle de ce processus de rejet, les partis se sont arrêtés de travailler. Les slogans ont remplacé la connaissance des dossiers dans leur complexité, l’Assemblée nationale est devenue un grand théâtre. Or c’est l’acceptation de la complexité qui permet les compromis et qui favorise le dialogue. On dit : "Abrogeons la réforme des retraites", mais une fois qu’on a dit ça, aucune solution alternative pérenne n’a réellement été pensée. Les postures politiciennes ont remplacé le sens des responsabilités : quand on n’a pas gagné, on ne pense qu’à pourrir la situation en attendant la prochaine élection présidentielle. Impossible dans ces conditions de penser les dossiers du long terme sur lesquels on aurait pourtant cruellement besoin d’avancer pour ne pas prendre de retard : l’intelligence artificielle, l’écologie, les retraites, l’immigration…
Le manque de connaissance des dossiers suffit-il vraiment à expliquer les désaccords politiques ? Entre la gauche, le centre, la droite et l’extrême droite, il y a des idéologies, des visions du monde profondément divergentes.
Il n’est pas question que tout le monde tombe d’accord, mais d’accepter la complexité. On ne gouverne pas seulement avec des punchlines. Quand on travaille à fond sur un sujet, on se rend compte que telle ou telle solution est plus compliquée que prévu, qu’il y a des effets pervers. C’est important. Je l’ai souvent vu avec des maires, très idéologues avant d’être élus, mais ils se rendent compte, avec l’exercice du pouvoir, que ce n’est pas si simple.
Sous la IVe République, des partis très différents travaillaient ensemble, un respect mutuel les unissait, construit parfois par la Résistance. Les politiques avaient le sens de l’Histoire. Aujourd’hui, on utilise l’Histoire mais avec le sentiment de ne plus la faire. L’utilisation de l’expression "Front populaire" par la gauche est frappante : on se raccroche à l’histoire ancienne plus qu’à une promesse d’avenir.
Comment expliquer le manque d’investissement des politiques dans les dossiers de long terme ?
Depuis 1789, c’est dans la culture française de dissocier le débat idéologique, mené par les élus, de la gestion, laissée aux techniciens, en fait à l’administration, qui a aujourd’hui pris le pouvoir en France. Il y a des périodes où les deux enjeux se rejoignent, comme sous la IVe République, mais c’est rare.
Je souhaite la création d’une nouvelle assemblée élue, chargée de la réflexion de fond.
Ce qui est frappant, c’est que dans d’autres pays, comme l’Allemagne, on laisse une place beaucoup plus importante à la gestion, notamment parce que les partis politiques ont de nombreux points d’accord, comme sur l’industrie. Pouvoir se concentrer sur les dossiers de fond, c’est un avantage. Il faut évoluer si nous ne voulons pas décrocher définitivement.
Que proposez-vous pour sortir de cette impuissance des politiques ?
Je souhaite la création d’une nouvelle assemblée élue, chargée de la réflexion de fond. Cette assemblée serait d’abord chargée d’effectuer des diagnostics de fond sur les grands sujets. L’idée serait d’enquêter sur tout ce qui ne va pas, tous les problèmes qu’on n’arrive pas à résoudre, et de comprendre pourquoi on n’arrive pas à les résoudre. C’est très peu fait à l’Assemblée nationale, les rapports en restent parfois à l’état du constat.
A partir du diagnostic, cette nouvelle assemblée, que je propose d’appeler "Conseil de la République", établirait des scenarii très précis, des options. L’objectif serait de permettre de déceler très en amont les complications, les effets imprévus de tel ou tel choix politique. C’est ce qu’a longtemps fait, entre techniciens, le commissariat général au plan. Ici, il s’agirait de faire ce travail avec des élus.
Le projet que vous présentez ressemble beaucoup au travail du Conseil économique, social et environnemental.
Non, parce que je tiens à ce que cette nouvelle chambre soit élue, même si elle ne participe pas au vote de la loi. C’est la condition de sa légitimité. C’est d’ailleurs la première fonction du représentant : dire ce qui ne va pas. Tout le monde déplore la médiocrité générale du personnel politique ; je suis convaincu que cette assemblée pourrait attirer des profils indispensables à la politique et qui s’en sont éloignés, des intellectuels, de personnalités au-dessus de la mêlée. Le débat public en serait enrichi.
Quelles seraient les autres attributions de ce "Conseil de la République" ?
Sa troisième mission, avec les diagnostics et les scenarii, serait de garantir la bonne statistique en France. J’ai été député assez longtemps pour savoir que la statistique publiée, c’est souvent une présentation qui met en valeur les ministres. Dans cette logique de donner les clés de la gestion aux politiques, il est nécessaire de développer une statistique indépendante et précise sur tous les grands sujets.