Anthropologue, spécialiste de la Nouvelle-Calédonie, Benoît Trépied se montre très inquiet du "pourrissement" de la situation dans l’archipel, pris en otage par l’impasse politique en métropole.
Comment interpréter la mort d’une dixième personne tuée par les forces de l’ordre hier à Nouméa??
Cela montre que la situation demeure extrêmement tendue sur le terrain et que l’on assiste plutôt à un pourrissement qu’à une quelconque résolution. Nous entendons moins parler de la Nouvelle-Calédonie parce que la situation politique métropolitaine a pris le dessus, mais rien n’est réglé du tout. Il n’y a eu jusqu’à présent qu’une réponse sécuritaire à la crise puisque toute réponse politique a été suspendue aux échéances électorales métropolitaines, avant même les européennes.
C’est pour cela que vous parlez de "pourrissement" ?
Nous sommes sur un tempo très inquiétant parce que l’on ne voit pas bien comment l’État, du fait de l’impasse institutionnelle, pourrait relancer une initiative politique forte afin de sortir de l’ornière. Or, c’est la condition sine qua non. Même si la grosse vague de violences a décru, chaque jour il y a des choses qui flambent, la circulation reste incertaine. Et les heurts se multiplient, ce que montre bien ce dixième mort.
L’incarcération en métropole de leaders indépendantistes kanaks n’a-t-elle pas jeté encore plus d’huile sur le feu??
Cela illustre là encore une réponse uniquement sécuritaire. Dès que cette décision a été prise, cela a remis le feu aux poudres en Nouvelle-Calédonie d’autant plus qu’ils ont été séparés. Cela a été vécu par les Kanaks comme la manifestation d’une justice coloniale. Cet exil des leaders politiques révoltés fait écho à une longue histoire. Tout ce qui se passe aujourd’hui est appréhendé localement par les Kanaks dans une perspective historique beaucoup plus ancienne. Cela fait écho à l’emprisonnement en métropole des militants kanaks de la grotte d’Ouvéa. Cela rappelle de très mauvais souvenirs. Et sur place, vous avez également une vague répressive avec des centaines d’incarcérations.
L’élection historique d’un député indépendantiste, Emmanuel Tjibaou au palais Bourbon, n’envoie-t-elle pas un message très fort à l’État français??
C’est un événement sans précédent parce que, justement, les deux circonscriptions de Nouvelle-Calédonie avaient été redécoupées en 1986 par Charles Pasqua pour favoriser les loyalistes. Et il n’y avait jamais eu d’indépendantiste élu depuis cette date. La mobilisation de l’électorat kanak a été très forte et la victoire de Tjibaou est d’autant plus inédite qu’elle est intervenue dans le contexte d’un corps électoral totalement dégelé où tous les citoyens français domiciliés en Nouvelle-Calédonie pouvaient voter. Quand on a fait le compte des voix des deux tours sur les deux circonscriptions, les indépendantistes avaient 10.000 voix d’avance sur les loyalistes. C’est la première fois que l’on voit ça.
Comment l’expliquez-vous??
C’est lié à la très forte mobilisation des Kanaks mais aussi au fait que dans la circonscription de Nouméa, où le loyaliste Nicolas Metzdorf a été réélu, 25.000 électeurs n’ont pas voté. Et ce sont, a prirori, des loyalistes. On peut penser qu’ils ont refusé de voter pour Nicolas Metzdorf dont la ligne radicale, mise en œuvre depuis deux ans à l’Assemblée nationale avec le projet de dégel du corps électoral, a conduit à l’explosion du pays.
Quel est le profil d’Emmanuel Tjibaou??
Il a moins de 50 ans, n’a jamais été engagé en politique. Il a longtemps travaillé au centre Tjibaou et dans le domaine de la culture. Il incarne à la fois la lutte indépendantiste et le projet commun. Son élection est plutôt une bonne nouvelle pour renouer les fils du dialogue. Mais encore faut-il pour cela que la situation politique en métropole se stabilise et que le futur gouvernement change d’attitude sur le dossier calédonien par rapport à tout ce qu’a fait le gouvernement précédent. Tout est suspendu à ce qui se joue dans l’Hexagone. Et l’un des problèmes, par la volonté d’Emmanuel Macron, a été de réinsérer le dossier calédonien dans les enjeux de politique nationale. Et on voit bien à quel point on en paie le prix aujourd’hui.
Propos recueillis par Dominique Diogon
Photos Delphine Mayeur/AFP