"Alors, il te reste trois ans pour être ministre !" C’est fou comme l’humour se périme vite. Quand Sébastien Lecornu asticote Alexis Kohler qu’il vient de rejoindre pour dîner dans un restaurant parisien ce 15 mai, qui peut imaginer qu’il reste au secrétaire général de l’Elysée, non pas trois ans pour devenir ministre, mais trois semaines pour finir d’exercer ses responsabilités telles qu’il les a envisagées depuis 2017 ? Probablement personne, pas même le principal concerné qui répond avec application à son voisin de table : "Ministre ? Premièrement, ça demande des qualités que je n’ai pas, je ne suis pas un bon communicant. Deuxièmement, c’est l’apothéose des conflits d’intérêts, après ça je ne pourrais plus rien faire."
Le "vice-président", comme l’ont surnommé ses contempteurs et ses promoteurs, a beau avoir participé à des réflexions sur l’hypothèse de la dissolution, en cette soirée printanière, la décision et ses conséquences paraissent si loin… Le voici qui disserte sur son avenir ; que le champ des possibles semble étroit quand on occupe depuis sept ans le secrétariat général de la présidence de la République. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique veille, et empêche, surtout. "La seule chose que je peux faire, c’est aller bosser à l’étranger ou faire du consulting", constate Kohler. Sept ans au service de la France nuit et jour puis mettre à profit cette expérience hors de nos frontières ? Navrant. "Alexis est touchant, dira le lendemain un convive. Il est attaché à son pays."
Il suffit d’une seconde pour engloutir un monde, le temps de prononcer "dissolution". Emportés les confidences et les certitudes, les rêves d’avenir lointain… Depuis la bourrasque soufflée par Emmanuel Macron, Alexis Kohler n’a plus le temps de songer à l’après. Demain a commencé hier, le 9 juin précisément, et ne ressemble en rien à ce qu’il avait imaginé. Lui, le conservateur en chef du macronisme, la vigie, lui dont la fonction, la mission surtout, telle qu’il la conçoit, consiste à s’assurer du respect et de la juste exécution du programme présidentiel, a brusquement perdu sa raison d’être en même temps que le chef de l’Etat sa majorité à l’Assemblée. Son rôle n’est plus son rôle. "Ça change les conditions de son exercice qui était un exercice de plein pouvoir, au sens premier et non péjoratif du terme", observe-t-on dans son entourage.
Avec la cohabitation inédite qui s’annonce, quelle que soit sa forme, disparaîtra aussi l’entente idéologique, théorique, et cette collaboration indispensable et resserrée entre le secrétaire général de l’Elysée et le directeur de cabinet du Premier ministre. De Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet d’Edouard Philippe, à Emmanuel Moulin, directeur de cabinet de Gabriel Attal, Alexis Kohler aura vécu avec eux – et en dépit des relations tortueuses d’Emmanuel Macron avec ses Premiers ministres – des mois ou des années de complicité intellectuelle. Vendredi 28 juin, deux jours avant le premier tour des législatives, à travers les murs fins du vieil hôtel de Matignon, des rires timides mais des rires quand même. Alexis Kohler vient de rejoindre pour déjeuner Emmanuel Moulin et Fanny Anor, directrice adjointe de cabinet de Gabriel Attal. Penser ensemble, se désoler ensemble encore quelques instants.
"On a peut-être fait une grosse connerie." Il aura fallu l’épreuve des législatives anticipées pour qu’Alexis Kohler s’écarte de la doxa macronienne. Avant même le second tour, tandis que le président scande et souligne la pertinence de son choix, quelques-uns entendent le "président bis" confesser ses hésitations. Comment pourrait-il demeurer serein ? Cette dissolution, de nombreux députés, plusieurs collaborateurs ministériels vont en payer le prix à commencer par son compagnon de toujours, Emmanuel Moulin. Persuadé par Kohler, ce dernier quitte en janvier son poste de directeur du Trésor à Bercy pour venir en aide à Gabriel Attal Premier ministre. La mission s’annonce éphémère ; personne ne lui dit qu’elle sera expéditive. "Alexis éprouve une profonde tristesse à l’idée de voir ces parcours fauchés", témoigne l’ami Philippe Grangeon.
A l’Elysée, à Matignon où l’on ne décolère pas, ceux qui perçoivent son embarras cherchent la réponse à leur question : qui a convaincu le janséniste Kohler du bien-fondé de cette folle dissolution ? Insistance de Grangeon : "Ce n’est pas un homme de coups, ce n’est pas un radical, c’est un modéré rarement adepte du "allez, on renverse la table"." Alors, qui ? Parmi ceux avec lesquels Emmanuel Macron a partagé ses réflexions sur le sujet, selon Le Monde, son conseiller mémoire Bruno Roger-Petit. Entre l’ex-journaliste et le bras droit du chef, une relation stimulante : tous les coups sont permis. Illustration : quelques semaines après la nomination au ministère de la Culture de Rachida Dati – auteure de plusieurs SMS pas franchement sirupeux expédiés à Kohler qu’elle accuse d’avoir empêché le président de la soutenir lors des dernières municipales -, "BRP" jure ses grands dieux que l’émissaire envoyé par le chef de l’Etat à la maire du VIIe pour la convaincre d’intégrer le gouvernement… a reçu de Kohler, en personne, ce contre-ordre : "Il faut la décourager."
Autre protagoniste présenté comme l’un des artificiers de la dissolution, le matois ex-sarkozyste Pierre Charon n’entretient guère de relations plus amicales avec l’énarque Kohler. Le premier sait-il que le second a jugé déraisonnable sa nomination - un temps envisagée après sa défaite aux sénatoriales - comme conseiller politique au Palais ? Ils ont beau ne pas parler la même langue, ils comprennent qu’ils ne se comprennent pas.
Un index puis un autre se tendent en direction de… Gérald Darmanin. Aussi canaille qu’Alexis Kohler paraît droit. Entre le politique roué et le haut fonctionnaire rigoriste, quels points communs ? Aucun ou presque, soit l’assurance d’une belle amitié. Les camarades du secrétaire général de l’Elysée entendent régulièrement ce dernier énoncer : "J’ai dîné avec Darmanin." Stupeur. "Alexis et Gérald, c’est comme Guéant et Djouhri [NDLR : secrétaire général de l’Elysée époque Nicolas Sarkozy, l’austère Claude Guéant se prend d'affection pour le sulfureux homme d’affaires Alexandre Djouhri, homme de l’ombre des financements libyens de la campagne de 2007], ose un conseiller de Matignon. Kohler est fasciné par Darmanin le voyou, le brigand." Un intime d’Emmanuel Macron complète : "On a tous un petit côté midinette, on rencontre des gens qui sont tellement différents de nous qu’ils nous attirent." Il faut dire que le ministre de l’Intérieur n’a pas son pareil pour cajoler ceux qui devraient le détester. Les fleurs envoyées le jour de son départ de Matignon à Elisabeth Borne avec laquelle il s’était tant battu ont fané bien plus vite que l’histoire de cette douce attention. Et l’ancienne Première ministre, qui sait pourtant être caustique, a à peine ri quand l’un de ses soutiens l’a mise en garde : "Surtout ne les mets pas dans un vase, si on les trempe dans l’eau elles exhaleront des vapeurs, ça va mal se finir…" Certains se méfient de lui, d’autres l’adorent, Kohler appartient à la seconde catégorie. De là à perdre devant lui tout sens critique…
Au fond, qu’importe le coupable. Depuis le dimanche 7 juillet, ce n’est plus le temps des copains, c’est le temps des regrets. "Alexis est un homme toujours, toujours, guidé par le résultat, donc quand on dissout, dans son esprit, c’est pour gagner une majorité", raisonnement sans appel d’un ex-stratège élyséen. Faut-il conclure que la défaite précipitera le départ de l’éternel ? Ce serait presque le contraire à entendre ceux qui ont eu avec lui de longues conversations sur sa vie loin de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Parce que "l’esprit de responsabilité" le tenaille, il sait qu’un "temps de tuilage" sera nécessaire pour que le nouveau gouvernement forcément complexe puisse s’installer dans des conditions acceptables. Pour lui, l’enfer n’est pas les autres, l’enfer, c’est la France. Cet Etat pour lequel il a tant sacrifié le retient encore, au moment où il paraissait résigné à penser à lui, à s’éloigner de ce palais étouffant et à rompre avec une routine, ainsi résumée par l’un de ses collègues : "Il arrive à 8 heures, il déjeune dans son bureau, il dîne dans son bureau, il passe sa vie entre son bureau, le salon vert et le salon doré, sa vie c’est 250 mètres carrés tous les jours que Dieu fait, c’est cher payé le pouvoir."
Devant ses plus proches, les semaines précédant les élections européennes, ô espoir, il avait évoqué des noms de successeurs. "Pas assez différent de toi", "trop différent de toi", les avis variaient mais tous ses interlocuteurs le sentaient, pour la première fois depuis sept ans, prêt à tourner la page Elysée, peut-être dès l’automne 2024. Ou avant, pourquoi pas. Précision importante d'un camarade de cordée : "On est en fin de bail, c’est lui qui décidera du moment. Avec un seul tropisme : le devoir." Le voici "épuisé", "vidé", selon les mots de ses comparses, atteint aussi sans doute par les luttes de clans autour du président et l’ambiguïté de ce dernier refusant toujours de trancher. Tandis que dans l’aile Madame, on complotait contre le trop puissant secrétaire général, Brigitte Macron, benoîtement répétait : "Alexis est essentiel à mon mari."
Enfin, il y a les divergences qui, comme dans un couple, s’accroissent avec le temps. Alexis Kohler garde-t-il en mémoire ce jour de mars 2024 où, penché sur le discours qu’Emmanuel Macron doit prononcer devant le Crif, il propose que soit reformulée la phrase suivante : "Là où s’épanouit l’antisémitisme, s’épanouissent toutes les autres formes de haine" ? Le propos, soufflé par Bruno Roger-Petit, lui paraît périlleux. Le président ne le modifie pas. Discordance plus légère : l’art de ne pas se taire – saturer les télés, radios, journaux -, maîtrisé à la perfection par le chef de l’Etat, au grand dam de son premier collaborateur qui, souvent, rêve de silence. L’amour dure sept ans.