Trente-et-un ans après sa sortie en France, le film de Kusturica, qui lui avait valu un Ours d’argent à la Berlinale de 1993, ressort en salle dans une version restaurée. L’occasion de (re)découvrir l’un des films les plus singuliers de la filmographie du cinéaste.
On y suit l’histoire d’Axel (Johnny Depp), véritable personnage de roman d’apprentissage, rêveur et ayant tout à apprendre, qui se retrouve entraîné contre son gré en Arizona, au mariage de son oncle Leo (Jerry Lewis), puis dans le désert, au cœur de la folie tragicomique d’Elaine (Faye Dunaway), une veuve fantasque, et de Grace, sa fille au penchant suicidaire (Lili Taylor).
Celui-ci est guidé par le rêve mystique d’un poisson qui le suit de la banquise (en ouverture du film) à New York, et jusque dans le désert d’Arizona, à travers une profusion de décors et de détails, chers au cinéaste, qui créait pour la première fois en Amérique son bien-aimé capharnaüm poétique.
À l’image de ses personnages, tous confrontés à l’impossibilité de réaliser un rêve d’enfance (Elaine rêve de voler jusqu’en Papouasie, Grace de se réincarner en tortue, oncle Léo de vendre des Cadillac sur la Lune), Kusturica réalise, non sans désillusions, son rêve américain à lui.
Il s’amuse ainsi à confronter des têtes montantes du cinéma d’auteur de l’époque, comme Johnny Depp et Vincent Gallo, à des figures mythiques du cinéma hollywoodien, telles que Faye Dunaway, l’éternelle Bonnie que l’on retrouve 26 ans plus tard dans sa maison coloniale en plein désert, avec toujours le fusil à la main et la folie des grandeurs, et Jerry Lewis, superbe dans ce rôle de vendeur jovial de Cadillac, véritable self-made man, victime d’un rêve capitaliste complètement désuet.
Fils d’émigrant·es juif·ves, Lewis est la personnification de l’american dream, et incarne sûrement aussi pour le réalisateur la figure de vieil oncle affectueux du cinéma, dont le comique burlesque aurait bercé l’enfance.
Avec ses légendes hollywoodiennes en fin de carrière, ses Cadillac rose bonbon en plein désert et ses avions faits de bric et de broc, Arizona Dream est une Amérique tout droit sortie des rêves d’un enfant qui ne l’a pas connu, et auquel Kusturica ajoute toute la mélancolie et les désillusions de l’âge adulte. Celles d’un cinéaste, qui, après trois ans passé à New York au début des années 1990 et de multiples conflits avec son producteur américain, critiquera vivement le système hollywoodien, et notamment “la suprématie du dollar sur l’auteur”.
Plus généralement, le film traite des désillusions qui accompagnent le passage difficile à l’âge adulte ; sujet de prédilection du réalisateur, avec des personnages qui ne se sont jamais guéris de leur enfance, hantés par des rêves qui, tout en les sauvant, les enferment dans des névroses obsessionnelles sans fin.
Ainsi, la réalisation du rêve d’Elaine ne lui permettra pas de s’échapper en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et celui de Grace aboutira par un inévitable suicide. Si Axel se sauve d’une fin tragique, c’est qu’il est guidé par une volonté mystique qui vient de plus loin que le rêve, celle de ce poisson au regard vide, qui a déjà tout vu, comme un symbole de l’intemporel, et qui, s’envolant au loin, intègre dans un infini indifférent les différentes étapes de notre existence.
Arizona Dream d’Emir Kusturica, avec Johnny Depp, Jerry Lewis, Faye Dunaway… Ressortie en salle le 10 juillet.