« C’est fini, tout ça ».Thierry Germain a fermé boutique, le cœur gros. Sa petite épicerie, au 46 rue de Lyon, à Moulins, a baissé définitivement le rideau samedi 30 juin au soir. Il prend une retraite bien méritée à 61 ans et après un nombre d’heures incalculables aux commandes, en caisse, au rangement, aux livraisons…« Je n’ai pas de repreneur. Je suis la troisième génération de commerçants dans cette épicerie. Mon prédécesseur est décédé il y a six mois, à 99 ans. Ça faisait 38 ans que j’étais là. Mais c’est trop compliqué aujourd’hui ».
"Indépendant de rien du tout"Thierry Germain, indépendant, s’est senti ces derniers temps pieds et poings liés : « Indépendant de rien du tout. Je passais par des fournisseurs qui ont été rachetés par une grosse plateforme et ils me disaient même quels prix faire, ils me fournissaient les étiquettes ! »
Que faire avec 48 boîtes de thon et 100 tablettes de chocolat 70 % ?Il y a aussi le sentiment de n’être rien du tout. Petite épicerie de quartier, petits besoins, besoins multiples… Une goutte d’eau agaçante pour les grossistes : « Les fournisseurs demandaient de prendre de plus en plus gros. Si je voulais prendre vingt tablettes de chocolat, je ne pouvais pas, ils me livraient 80, 100 tablettes, par variété. Idem pour les boîtes de thon, je pouvais autrefois les avoir par douze. Dernièrement, par quarante-huit ! Et il manquait toujours des choses dans les commandes ». Comme ces grandes terrines qui « ne sont jamais arrivées », pourtant commandées à l’avance pour le buffet d’un mariage. « Mais tu ne peux pas aller ailleurs, car tout a été racheté, s’est concentré ».
L’inflation a enfoncé le clou : « Les fruits, c’était devenu inabordable ». Sans oublier l’augmentation vertigineuse des prix de l’énergie : « On a dû éteindre des frigos ».
Les courses "jusque dans le buffet"De guerre lasse, alors qu’il voulait « faire deux ans de plus », il a fini par se dire qu’il allait « abandonner » ses fidèles clients : « C’est vraiment l’impression que ça me fait. J’ai une bonne dizaine de personnes très âgées, à qui j’apportais les courses jusque dans le buffet. Je récupérais l’ordonnance et j’allais chercher les médicaments à la pharmacie. À une époque, j’avais même de trente à cinquante personne à qui je livrais gratuitement jusqu’à Chemilly, Neuvy, Coulandon, Avermes… On ne se rend pas compte quand on est jeunes. Mais on finit par vieillir. Et quand on ne peut plus marcher, ne plus avoir de commerce près de chez soi, c’est dur ! Même Internet ne nous sauvera pas ».
Danièle, Bertrand, Henri…Avec la fermeture de cette épicerie, il ne reste plus que deux enseignes de restauration et un tabac presse dans ce quartier qui a pu compter « cinq boulangers » : « Aujourd’hui, le plus court, il faut aller jusqu’aux Arcades pour aller chercher du pain ».Parmi ses clients attachants, il y a Danièle et Bertrand : « Ils sont en face, venaient en pantoufles sans la bourse, ils payaient à la fin du mois ».Et « Henri et sa femme, 92 et 82 ans. Je leur amenais des plats cuisinés tous les vendredis. J’amenais le vin, je reprenais les bouteilles, je leur changeais une ampoule en passant. Essayez de faire venir quelqu’un gratuitement pour ça ! Quand on est âgé, tout devient compliqué. Les enfants sont loin et les voisins ne se parlent pas. On va dans un mur. Je me projette. À 80 ans, on ne pourra plus conduire et on ne pourra pas non plus payer l’Ehpad… Je ne compte pas les moments où j’ai ramassé des gens chez eux. Ils n’arrivaient plus à se lever. J’étais la seule personne qui passait ».
Dans les années 90, la concurrence féroce du hard-discount débute à MoulinsL’épicerie a connu des heures fastes, se souvient sa femme Nathalie, qui a pu bosser avec lui pendant cinq ans avant la naissance de leur fille : « On avait même une vendeuse à mi-temps. Mais en 1994, j’ai dû chercher à l’extérieur, les revenus du commerce ne pouvaient pas faire vivre deux adultes et un bébé. Dans le même temps, les hard-discounts, comme ED et Leader Price, qui ont disparu depuis, ont commencé à s’implanter à Moulins ». En 2007, l’épicerie se rapproche alors du traiteur réputé Les Saveurs d’Antoine à Clermont, qui leur prépare des plats aux petits oignons et qui ont tout de suite trouvé une clientèle régulière : « Ça nous a permis de relancer l’affaire ».
Le Covid et puis plus rienL’épisode Covid a été dingue, mobilisant même la fille du couple : « On avait plein de clients qui s’étaient aperçus qu’on existait, qui ne tarissaient pas d’éloges. Après la levée des confinements, on ne les a plus revus ».À côté de son emploi salarié, Nathalie a continué au magasin tous les vendredis : « J’aime bien les échanges avec les clients ! Et puis lui, pendant ce temps, il pouvait faire autre chose, souffler. Ça bouffe toute la vie ce genre de commerce. Il y a eu beaucoup de sacrifices. Les dimanches, même en repas de famille, après le dessert, il allait ouvrir. Maintenant, il va pouvoir partir une semaine chez notre fille. Il n’était pas question qu’il ferme quatre jours, autrement ».
Autant de sacrifices pour une carrière qui s’achève « comme ça », ça laisse un « goût d’amertume ». Thierry ne souhaitait pas « faire de pot de départ ». Trop de tristesse. Alors Nathalie nous a appelés à La Montagne, pour que cet article soit aussi un témoignage et un hommage à une « autre époque ».
"On a passé notre vie avec eux !"Thierry ne va pas « lâcher » totalement ceux et celles qui sont devenus des amis : « On va rester en contact, se donner de nos nouvelles. On s’est tout raconté de nos vies. J’ai su quand ils étaient malades. Combien venaient juste pour discuter ! Quand on s’est mariés à l’église Saint-Pierre de Moulins, juste à côté, des clients sont venus. On a passé notre vie avec eux ».
Le désormais retraité va pouvoir se consacrer pleinement à la pêche (« se ressourcer au bord de l’eau, il n’y a pas mieux »), au vélo, à la course à pied, à la rando, à la musique (après la trompette ou la clarinette, voici l’orgue !), au jardinage (il gère trois parcelles)… Thierry n’est pas du genre à s’ennuyer. C’est la rue de Lyon qui va s’ennuyer sans lui et sa pétillante épouse.
Mathilde Duchatelle
Photos Séverine Trémodeux