Le film dure déjà depuis une bonne demi-heure lorsque le spectateur, captivé dès la première image, commence à entrevoir ce qui se joue dans la cervelle d’Eva, cette gardienne de prison paradoxalement maternelle et glaçante, secourable et opaque, bizarrement troublée par l’arrivée d’un jeune détenu, menottes aux poignets, dont la pâleur nordique et le visage glabre contraste avec la bigarrure majoritairement exogène de la population carcérale – en cela la réalité danoise n’est pas sans en rappeler une autre, géographiquement plus familière…
Le garçon – faciès à la dureté inquiétante, anatomie intégralement maculée de tatouages – intègre illico le quartier de haute sécurité, réservé aux criminels « présumés » dangereux, comme on dit. Eva invente bientôt auprès du directeur de l’établissement un prétexte pour y demander son transfert. Le captif de la cellule 17 concentre alors toute son attention, de façon obsessionnelle – on comprendra bientôt pourquoi.
Entre Mikkel, le récidiviste criminel en longue détention et Eva, geôlière elle-même captive en quelque sorte de l’espace carcéral (on ne saura rien de sa vie « hors les murs ») va se nouer un rapport de pouvoir et de sujétion réciproque à la fois subtil, équivoque et tragique, où les pulsions sadiques le disputent aux effluves de l’empathie, où le désir de vengeance se confronte à la tentation de pardonner.
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Le psychodrame met ainsi face à face une mère et l’assassin de son fils – d’où le titre, Sons, (mais pourquoi cette manie des titres en anglais, a fortiori s’agissant d’un film suédois, qui n’aurait pas démérité à se nommer Fils, tout simplement, pour la distribution française. Passons.) Tourment inexpugnable, la culpabilité habite ces deux génitrices vis-à-vis du destin de leur enfant respectif, qu’elles n’ont pas su élever autrement que de façon toxique. Sons confronte également le meurtrier psychopathe à sa propre mère, d’abord au parloir, puis dans le cadre d’une permission de visite sous haute surveillance obtenue par Eva pour son « protégé », épisode qui tourne très mal… et détermine le dénouement du film.
Coscénarisé par Emil Nygaard Albertsen et le cinéaste suédois implanté au Danemark Gustav Möller, Sons ménage des rebondissements qui, jamais gratuits ou intempestifs, s’appuient sur une profonde véracité psychologique, conjuguée à un sens du rythme et à une maîtrise du récit remarquables. (Rappelons au passage que le premier « long » de Gustav Möller, The Guilty ( 2018), a été gratifié trois ans plus tard d’un remake sous bannière U.S., avec Jake Gyllenhall, pompage qu’on peut visionner sur Netflix – mais pas l’original, hélas, pourtant beaucoup mieux inspiré).
Sur Sons, n’en disons pas plus, histoire de ne pas déflorer la teneur de ce second film exceptionnel, tenu d’un bout à l’autre par la présence en continu, de part en part magistrale, de la comédienne Sidse Babett Knudsen dans le rôle d’ Eva, – pour mémoire, son interprétation géniale de la première ministre Brigitte Nybord dans la série Borgen, visible sur Arte.fv – aux côtés du Danois Sebastian Bull, né en 1995, et qui intériorise la sauvagerie de Mikkel, ce fauve en cage, mais aussi sa secrète humanité, avec un don d’appropriation proprement inouï.
Reflet de la rage intérieure des personnages, la bande-son d’un vrombissement sourd court par moments au long ce presque huis-clos, tourné près de Copenhague dans une vraie prison désaffectée, dont le décor réaliste retentit de la fameuse injonction foucaldienne « surveiller et punir », questionnée ici à nouveaux frais avec une intensité peu coutumière au cinéma.
Sons. Film de Gustav Möller. Avec Sidse Babett Knudsen et Sebastian Bull. Danemark, Suède, couleur, 2024.
Durée: 1h40.
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