Réduire notre dépendance aux hydrocarbures n'est pas forcément un vecteur de paix. Les nouvelles technologies décarbonées exigent des métaux critiques, comme le lithium, nickel, cobalt, cuivre... à leur tour catalyseurs de conflits, explique Emmanuel Hache, adjoint scientifique de la direction Economie et veille à IFP Energies nouvelles et directeur de recherche à l’IRIS. Le spécialiste, coauteur de l'ouvrage Métaux, Le nouvel or noir (Editions du Rocher, 2023) n'exclut pas qu'en cas de retour de Donald Trump à la Maison-Blanche en 2025, une nouvelle relation se noue avec la Chine, grande productrice de ces matières premières hautement stratégiques. Au détriment de l'Europe.
L’Express : On a longtemps perçu la transition énergétique comme un moyen d’enrayer les conflits liés aux hydrocarbures. Une fausse idée ?
Emmanuel Hache : On a en effet vécu avec cette forme de naïveté, que le renouvelable et les technologies bas carbone étaient des facteurs de paix. On a tout simplement oublié la matérialité du monde : il y a, derrière chaque technologie bas carbone, des matériaux, des matières premières et notamment des métaux. Nous sommes entrés dans une ère de compétition pour la transition, et nous sommes de moins en moins dans la coopération. Ces métaux, qui étaient un point d’entrée pour décarboner le système, sont aussi le point d’entrée de conflits commerciaux et de rivalités géopolitiques. Penser l’arrivée du renouvelable comme vecteur de paix n’est en soi pas complètement faux, car plus on décarbonera les économies, plus on diminuera les importations en hydrocarbures et donc nos dépendances. Mais il ne faut pas oublier que les technologies bas carbone sont des équipements composés de matière, et que l’augmentation de la demande en minerais exacerbe les rivalités liées à leur obtention. On a potentiellement ici un catalyseur de futurs conflits.
La transition énergétique va-t-elle faire ressusciter un monde bipolaire ?
Je ne suis pas très partisan de la notion de "monde bipolaire". Je préfère parler de "monde de blocs" ou de "guerre froide climatique", ce qui n’induit pas nécessairement de bipolarité : les développements géopolitiques actuels montrent que l’on assiste à une forme de "multi-alignement". Ces blocs sont difficiles à positionner. Il y a parmi eux des pays comme l’Inde, l’Indonésie ; un bloc s’est formé autour des États-Unis ; un autre autour de la Chine. Mais il y a un certain nombre de pays non-alignés ou multi-alignés qui oscillent entre ces différents blocs.
Sans oublier un scénario dont on ne parle pas, mais qui peut à mon sens être pris en compte : celui d’une coopération entre la Chine et les États-Unis. Lorsqu’on parle de matières premières, les dépendances de la Chine sont les points forts des États-Unis, et vice-versa. Pékin a d’importants besoins en énergie et en alimentation, et les États-Unis ont impérativement besoin de métaux. Une coopération entre les deux puissances reste le scénario le moins probable, mais le retour de Donald Trump à la Maison Blanche pourrait bien en augmenter les chances, et l’Europe pourrait alors être la grande perdante de l’histoire. En effet Trump a déjà montré son hostilité à l’OTAN et la nouvelle dépendance de l’Union européenne au GNL américain lui offre de nombreuses cartes dans le jeu mondial : il voudra notamment rapidement rééquilibrer les échanges commerciaux avec l’Europe et arbitrera en fonction des seuls intérêts américains. Et si la Chine offre une alternative pour "se payer" l’Europe, il l’utilisera. Trump est un adepte de la diplomatie transactionnelle ne l’oublions pas.
La Chine a très tôt pris conscience de l’importance géopolitique des matériaux critiques, bien avant les États-Unis. Pour quelle raison ?
Le réveil initial est venu de Deng Xiaoping et sa vague d’industrialisation à partir des années 1980. On lui attribue cette citation : "L’Arabie saoudite a le pétrole, la Chine a les terres rares". Cela encercle bien la pensée générale. Deng Xiaoping avait passé une partie de ses études en France, où il avait réalisé l’importance de la métallurgie et des réalités industrielles au moment même où la France s’en séparait.
Le développement chinois s’est fondé en grande partie sur l’industrie, et s’est focalisé sur tout ce dont l’Occident ne voulait pas. La prise de conscience en revient aux élites, qui se composaient en grande partie d’ingénieurs. Ils ont vu que les pays occidentaux se séparaient massivement de leurs branches métallurgiques. Or il n’y a aucune raison que la métallurgie diminue dans un monde en développement : on a toujours besoin de métaux, d’acier, de structure matérielle. La Chine est restée très à l’écart de cette idéologie qui a traversé la décennie 1990 et qui consistait à vivre dans un monde sans usines et à se libérer de la matière.
Lors de son mandat, Donald Trump s’était emparé de la question des matériaux critiques. Pour quelle raison ?
Au moment de son accession au pouvoir, Trump a dès le début pris deux mesures importantes : il est sorti de l’Accord de Paris, et il a décrété l’urgence nationale sur la question des matériaux critiques. Son intention était de ne pas créer de dépendance et en particulier vis-à-vis de la Chine. Son propos est avant tout celui d’un souverainiste. Partant de là, tout ce qui vient de Chine est considéré comme "critique" par les Etats-Unis.
Si cette stratégie est inédite, le constat de départ est très ancien. Le rapport Paley, publié en 1951, aborde déjà les questions relatives aux ressources, les décrivant comme vitales à la civilisation américaine. Cette manière de concevoir la matière dans l’esprit américain, Trump l’a simplement fait ressurgir en y ajoutant un volet géopolitique avec la concurrence chinoise.
Joe Biden, lui, a fait voter l’Inflation Reduction Act (IRA), qui est le plan le plus pensé, abouti, et le mieux financé en matière de réindustrialisation et de renforcement de la filière métallurgique. Mais c’est un plan foncièrement protectionniste. Les composantes de l’IRA, ainsi que le bas coût de l’énergie, incitent à la réindustrialisation et éloignent les inquiétudes liées à la menace chinoise. Biden a détricoté beaucoup de mesures de Trump, mais sur le plan industriel, il a joué la carte de la continuité.
Qu’est ce qui manque à l’Europe pour revenir dans la course aux métaux critiques ?
En Europe, le Critical Raw Materials Act liste les matières premières cruciales pour les technologies stratégiques. Ce décret a été pensé, publié et adopté en un temps record. Cela montre une volonté politique forte de sécuriser notre accès aux ressources. Il y a une complémentarité entre cette liste et le Net Zero Industry Act, qui met en place des actions de réindustrialisation. Chaque fois qu’un matériau est décrété comme critique, il a un plan industriel qui suit.
Une fois que le cadre légal est planté, encore faut-il trouver le financement pour pouvoir répondre à ces ambitions fortes. A mon sens, il nous manque aussi des champions européens des métaux. L’Europe n’accueille que 2 % des investissements mondiaux dans la mine. Notre culture minière a disparu depuis une trentaine d’années. Le plus grand défi n’est pas financier, mais plutôt d’attractivité. Pour attirer les investissements, il faut un cadre fiscal bien plus intéressant. Il faudrait également former les talents : aujourd’hui, la plupart des étudiants des Mines se tournent vers des secteurs d’activité plus attractifs comme la finance. Il faut redonner une représentation positive de la mine, ce qui n’est pas gagné d’avance.