Sans ma chère Hannah Assouline, je ne saurais peut-être pas que les mains parlent. Les yeux miroir de l’âme, le visage comme première perception de l’autre, on en fait quotidiennement l’expérience. Les mains, on a tendance à les oublier – à les invisibiliser dirait-on dans le jargon contemporain.
Depuis quarante ans, Hannah photographie les écrivains avec autant de désir qu’elle les lit. Oui, aussi étrange que cela puisse sembler, avant de voir un auteur, elle le lit, nombre de critiques devraient en prendre de la graine. Les lecteurs de Causeur connaissent son don pour capter les vérités enfouies, les ombres impalpables, les tensions furtives. Peu d’arrière-plan dans ses images, le fracas du monde n’y parvient que par le truchement d’un être singulier, saisi dans le mouvement de la pensée et du corps. Souvent, on sent à une sorte de relâchement, un frisottis de l’œil, qu’elle a fait rire son client avec ses histoires de Parisienne ou d’Orientale – elle est l’une et l’autre.
Explorer la drôle d’engeance humaine, c’est son truc à elle. À commencer par les écrivains bien sûr, c’est sa famille depuis que cette autodidacte est tombée dans les livres. Les visages par évidence. Puis sont venues les mains qui, sous son regard et sous son objectif, ont acquis une vie propre. Dans sa préface, Jérôme Garcin, vieux complice des pérégrinations de la photographe, évoque le saisissant portrait de Philippe Soupault (fondateur du surréalisme avec Breton), réalisé en 1984. « Le jour de leur rencontre dans une maison de retraite parisienne où il devait finir sa vie, elle a eu l’idée géniale de photographier aussi ses mains. » Plus tard, il y a eu ces ouvriers d’une usine de décolletage dans le Jura, un jour pluvieux de novembre. Des hommes exposés à des nuages toxiques. « Elle photographia leurs visages marmoréens et surtout, leurs mains enroulées dans des chiffons noirs et huileux, qui maniaient les vis, les axes, les écrous sortis des machines. Le journal ignora les visages et ne publia que les mains. »
Depuis, elle n’a cessé d’arpenter, appareil au poing, la République des Lettres, ses boulevards les plus fréquentés comme ses allées obscures, demandant à tous les portraiturés de la laisser shooter leurs mains. Et cette collectionneuse de gueules est devenue, observe Garcin, l’« unique anthologiste » des mains d’écrivains.
Sur chaque double-page de ce magnifique ouvrage, un visage, à gauche, dialogue avec des mains, à droite. Curieusement, seul Georges Dumézil a refusé de livrer les siennes, peut-être parce qu’il craignait qu’elles en disent trop. Ces mains qui travaillent, stylo ou pinceau entre les doigts, qui se nouent, se cachent, éludent ou interrogent, révèlent parfois les secrets que le visage voudrait cacher. Et parfois, c’est le contraire.
Difficile, au fil des pages, de ne pas penser que ces 150 portraits représentent les derniers feux de l’âge littéraire et qu’un jour prochain, il n’y aura plus de grands auteurs ni d’Hannah Assouline pour les faire rire le temps d’une image. Si les mains sont l’une des plus éclatantes projections de l’esprit dans le corps, ne deviennent-elles pas inutiles dans un monde où la commande vocale détrône le traitement de texte (ne parlons pas du stylo) et la drague virtuelle, la caresse. Serons-nous encore des hommes quand l’évolution nous aura privés de nos mains ? Peut-être le livre d’Hannah Assouline témoigne-t-il d’un passé déjà révolu. Raison de plus pour se ruer dessus.
Hannah Assouline, Des visages et des mains (préf. Jérôme Garcin), Herscher, 2024
L’article À mains nues est apparu en premier sur Causeur.