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Manuel Cervera-Marzal : “Le front républicain, s’il a jamais existé, est désormais une relique”

En tant que sociologue attentif aux modes de protestation et aux divers populismes, comment interprétez-vous l’ascension du RN ? Pensiez-vous possible son arrivée au pouvoir, ou croyez-vous encore en la possibilité d’un front républicain dans le champ politique tel qu’il a existé depuis des décennies ?

Depuis ses premières percées aux élections européennes de 1984 puis aux législatives de 1986, le Front national / Rassemblement national a connu une lente, mais inexorable progression. Celle-ci n’a pas été linéaire ; le parti de Jean-Marie Le Pen a fortement reculé à la fin des années 2000, quand Nicolas Sarkozy est venu braconner sur ses thèmes. Mais à terme, la manœuvre s’est retournée contre la droite républicaine, qui est aujourd’hui à la remorque de l’extrême droite. Comme le disait Jean-Marie Le Pen, les électeurs finissent toujours par préférer l’original à la copie. 9,4 millions d’électeurs viennent de voter RN au premier tour, contre 3 millions aux législatives de 2017 et 4,2 millions à celles de 2022.

Ce qui me frappe, dans ces quatre décennies d’ascension progressive du RN, c’est la responsabilité de la classe politique et d’une partie des médias. Au fond, les victoires du RN sont d’abord des défaites, des capitulations, des renoncements et des trahisons de ses rivaux politiques. Du karcher de Sarkozy à la déchéance de nationalité de Hollande en passant par la loi immigration de Macron, ce sont des présidents de gauche, de droite et du centre qui ont légitimé les idées lepénistes et qui les ont mises en œuvre.

Dans l’instauration de ce climat sécuritaire, raciste et identitaire, la classe politique au pouvoir – de droite comme de gauche – a été considérablement aidée par une partie des médias, notamment les chaînes d’information en continu, qui déforment plus qu’elles n’informent, qui font primer le clash sur la réflexion, le buzz sur les investigations, les fakes news sur les faits. Neuf milliardaires possèdent actuellement 80 % des médias français. Cette concentration est en soi un problème démocratique. À cela s’ajoute le fait que plusieurs de ces milliardaires, à commencer par Vincent Bolloré, usent de leur empire médiatique pour faire avancer les idées d’extrême droite.

Finalement, Marine Le Pen et Jordan Bardella n’ont pas eu grand-chose à faire. Ils se contentent de tirer les marrons du feu et de poser un vernis de respectabilité sur un parti longtemps stigmatisé en raison des propos racistes de Jean-Marie Le Pen.

Le refus de la droite libérale, incarnée notamment par des figures tutélaires comme Édouard Philippe et Bruno Le Maire, de constituer un front républicain uni contre le RN, vous semble-t-il constituer une rupture ?

Non. Ces dernières années, à mesure que le RN grimpait dans les urnes, il a exercé une attraction grandissante sur des dirigeants, des élus, des militants et des électeurs de la droite républicaine. Le dernier épisode en date est bien celui que vous mentionnez : Édouard Philippe et Bruno Le Maire refusent un front républicain contre le RN. Mais qui pourrait s’en étonner ? Ce n’est que le prolongement logique d’une capitulation entamée il y a bien longtemps. Il faut en effet rappeler que ce “front” est ébréché depuis quatre décennies. Déjà en 1983, lors des élections municipales de Dreux, le centre et la droite s’allièrent à l’extrême droite au second tour. Trois ans plus tard, grâce à François Mitterrand, qui avait introduit la proportionnelle intégrale pour priver la droite républicaine d’une majorité absolue, le RN obtenait 35 députés aux législatives de 1986.

Ces hommes politiques qui se revendiquent du gaullisme pensent aujourd’hui que les héritiers de Pétain font partie de l’arc républicain. Nicolas Sarkozy le disait explicitement en septembre 2023. Dont acte : le RN et Reconquête sont des défenseurs de la République, et les Insoumis en sont les fossoyeurs.

En résumé, les choses sont claires : à l’exception notable de Dominique de Villepin et de Jacques Toubon, la droite républicaine considère aujourd’hui que le front républicain doit être mis en œuvre contre la gauche, et non contre l’extrême droite. Le ralliement de Ciotti au RN et les non-désistements des candidats LR lorsqu’ils sont arrivés en troisième position au premier tour des législatives en est la preuve. Nous en revenons au vieux mantra du patronat : “Mieux vaut Hitler que le Front populaire”. Cette capitulation a même atteint une partie de la gauche, un Raphaël Enthoven n’hésitant pas à affirmer qu’en cas de second tour Le Pen/Mélenchon, il voterait pour la première.

Le front républicain, s’il a jamais existé, est désormais une relique.

Le rejet très puissant des Insoumis de la part de la droite, mais aussi perceptible dans de nombreux médias, a-t-il été selon vous le motif essentiel de l’impossibilité pour le front populaire de gagner les élections ?

Ces dernières années, nous avons assisté à de violentes attaques contre la France insoumise. Son leader a été accusé d’être autoritaire, islamiste, antisémite, wokiste, antirépublicain, poutiniste, anti-flics, complice du terrorisme, complice des casseurs, manipulateur des comptes de campagne, etc. Ces campagnes de diabolisation ont certainement joué contre le Nouveau Front Populaire le 30 juin. Mais peut-on décemment reprocher à Jean-Luc Mélenchon d’être un handicap pour la gauche ? Ce serait caricatural.

Il faut se rappeler qu’en 2017, à la fin d’un mandat de cinq années au début duquel les socialistes tenaient tous les échelons du pouvoir dans le pays (les communes, les régions, le Parlement et l’exécutif), François Hollande a laissé la gauche en lambeaux. Il est allé de reniement en reniement, en commençant par son discours du Bourget (contre la finance) et sa promesse de renégocier le TSCG.

Qui a reconstruit autour de lui un projet de gauche dans ce champ de ruines ? Qui est parvenu à bâtir une vraie force de gauche, en rupture avec le national-libéralisme du PS ? Qui a hissé la gauche radicale à 22 %, alors qu’elle était en recul partout ailleurs en Europe ? Qui a fait, en 2017, le meilleur score d’un candidat situé à la gauche du Parti socialiste dans l’histoire de la Ve République ? Enfin, il faut le rappeler : en 2022, Jean-Luc Mélenchon a massivement devancé les autres candidats de gauche, dans des proportions jamais vues auparavant.

Je ne souscris pas à l’idée que celui qui a été la force motrice de la gauche durant cinq années soit aujourd’hui son principal boulet. On peut tout à fait être en désaccord avec Jean-Luc Mélenchon sur ses choix géopolitiques, sur son rapport au pluralisme et aux médias, sur son antilibéralisme ou encore sur son style plébéien et vindicatif. Mais penser qu’il n’est qu’un poids sur la gauche et que celle-ci se reconstruira plus forte sans la France insoumise, c’est une illusion et c’est un danger. Pour faire mieux qu’il n’a fait, il faut tirer les leçons de ses erreurs, mais aussi de ses réussites.

La diabolisation dont la France insoumise fait l’objet de la part de la droite, des médias de Bolloré et du gouvernement présente des similitudes troublantes avec ce que Jeremy Corbyn, Bernie Sanders et Pablo Iglesias ont subi il y a quelques années. Abattre le leader, c’est aussi abattre ce qu’il représente, ou ce qu’il a pu représenter, en termes d’espoir collectif et d’aspiration du plus grand nombre à se défaire du joug de la domination. Comme l’a parfaitement résumé Sandrine Rousseau le 1er juillet sur le plateau de LCI : le problème de tous ces gens, ce n’est pas Mélenchon, c’est la gauche. “Il n’y aurait pas Mélenchon, c’est sur moi que ça tomberait”, a-t-elle ajouté.

Comment interprétez-vous la stratégie de Mélenchon ? La dynamique qu’il a créée depuis 2017 s’est-elle fatiguée, dans un mélange d’autoritarisme interne et de provocations répétées ?

Il y a une usure, bien sûr. Max Weber parlait de routinisation du charisme. Les polémiques, injustes ou non, ont fini par éroder le personnage public de Jean-Luc Mélenchon.

J’ajoute un point important : la France insoumise est une machine conçue pour gagner l’élection présidentielle. Elle fait primer l’efficacité sur la démocratie interne, l’action sur la délibération, le sommet dirigeant sur la base militante, l’homogénéité sur le pluralisme. Le problème, c’est que nous vivons actuellement une période de reparlementarisation de la vie politique. Emmanuel Macron est grillé, et il emporte dans sa chute l’institution présidentielle, qui n’en sortira pas indemne.

Après avoir été méprisée et contournée à coups de 49.3 durant des années, l’Assemblée nationale redevient le cœur vibrant de la vie politique de notre nation. Or Mélenchon, comme Macron, a tout misé sur la présidentielle, laquelle constitue, dans notre imaginaire collectif et gaullien, la rencontre entre un homme et un peuple. D’ailleurs, la France insoumise et Renaissance présentent des similitudes troublantes en termes de structure organisationnelle ultra-personnalisée, de verticalité, de dépossession des militants. Ces deux partis sont, en un sens, un décalque des institutions de la Ve République : domination de l’exécutif sur le législatif, rémanence monarchique.

Désormais, avec la reparlementarisation de la vie politique et l’équilibre instable entre trois blocs (gauche, centre et extrême droite), il va falloir apprendre à négocier, à formuler des compromis, à trouver des alliances, à faire preuve de souplesse. La France insoumise est-elle adaptée à cette nouvelle ère ? Je n’en suis pas convaincu.

N’a t-il pas gâché un capital politique constitué ces dernières années ?

Je ne sais pas. Mélenchon s’est imposé comme une des figures centrales de notre vie politique lors de sa première candidature présidentielle, en 2012. Il s’est représenté à deux reprises, en 2017 et 2022, et il a, à chaque fois, progressé. Depuis douze ans, ses résultats électoraux sont à la hausse. Et lorsqu’il connait des déconvenues (perquisition de 2018 au siège de LFI, mauvais scores aux européennes de 2019, enjambement des municipales de 2020), elles se révèlent passagères. Aux européennes de 2024, la France insoumise obtient 1 million de voix supplémentaires par rapport à 2019. Au premier tour des législatives de 2022, la France insoumise avait fait élire 4 députés. En 2024, elle en fait élire 20 !

Ce que je veux dire par là, c’est que depuis douze ans, j’entends en permanence cette petite musique d’après laquelle Mélenchon vient de dilapider son capital politique, Mélenchon serait grillé. Or ce n’est pas ce que disent les urnes. Jusqu’ici, il a toujours rebondi, et même progressé. Je ne suis pas prophète, je ne sais pas de quoi son avenir politique sera fait. Peut-être est-il désormais sur une pente descendante. Simplement, je dis : attention à ceux qui prétendent l’enterrer précipitamment.

Comment imaginer le visage du pays quand l’extrême droite pilotera les politiques publiques ?

Il n’y pas besoin de faire preuve d’imagination, il suffit de regarder chez nos voisins. Les amis de Marine Le Pen sont, ou ont été, au pouvoir récemment dans des pays qui sont, comme la France, des démocraties libérales. Je pense à l’Italie de Giorgia Meloni, à la Hongrie de Victor Orban, au Brésil de Jair Bolsonaro, aux États-Unis de Donald Trump. Dans ces pays, moyennant d’inévitables variations liées aux spécificités nationales, historiques et culturelles, c’est la même recette qui s’applique : attaques contre les étrangers, les migrants et les minorités raciales et religieuses, recul des droits des femmes et des personnes LGBT+, érosion des libertés civiles, de l’indépendance de la justice, de la liberté de la presse et, bien sûr, politique économique antisociale et propatronat.

Mais je voudrais réfuter deux idées. La première, soutenue explicitement par des intellectuels tels que Marcel Gauchet, consiste à penser que nos institutions démocratiques sont suffisamment robustes, qu’elles résisteront sans problème à une parenthèse de quelques années aux mains de l’extrême droite. Je n’en crois pas un mot ! On sait quand l’extrême droite arrive au pouvoir, on ne sait ni quand elle le quitte ni dans quel état elle laisse le pays en partant. Par ailleurs, pour penser qu’on n’a rien à craindre de Bardella à Matignon, il faut être un homme, blanc, hétérosexuel, bourgeois.

La deuxième idée fausse est de dire que de toute façon, l’extrême droite est déjà au pouvoir, à travers ses idées, et qu’il n’y aura donc pas de vraie rupture avec un gouvernement RN : “la loi immigration de Macron, la déchéance de nationalité de Hollande, le ministère de l’identité nationale de Sarkozy, la répression contre les gilets jaunes, etc… Tout cela est bien la preuve que nous y sommes déjà. Bardella premier ministre, ça ne changera pas grand-chose”. Ce discours, qu’on entend parfois à l’extrême gauche, est une relativisation de la menace fasciste. Je veux m’y opposer avec fermeté. Macron a fait la courte échelle à Le Pen, c’est incontestable, mais on ne saurait dresser un trait d’égalité entre les deux, ni même se contenter de dire que Le Pen, c’est Macron + le racisme.

Croyez-vous possible un climat insurrectionnel ?

Oui. Cela fait partie des scénarios envisageables en cas de majorité absolue du RN le 7 juillet au soir. Ce n’est pas le scénario le plus probable, mais il fait partie du domaine des possibles. Des groupuscules fascistes fleurissent en grand nombre depuis une décennie. Ils disent que Marine Le Pen est de gauche, ils se procurent des armes, ils chantent les louanges de Hitler et Mussolini. Les services de renseignement, les journalistes qui enquêtent, les sociologues qui travaillent sur l’extrême droite et les militants antifascistes ont tiré la sonnette d’alarme. Ils ont peu été entendus. Il existe aujourd’hui une jeunesse militante radicalisée – à l’extrême droite – qui rêve d’en découdre et qui a d’ailleurs déjà tabassé des syndicalistes, des homosexuels et des non-blancs à plusieurs reprises ces derniers mois. Galvanisés par une victoire du RN, qui sait comment ils réagiront ? Et face à de possibles violences néofascistes de la part de ces groupuscules, les policiers et les gendarmes, dont 70 % ont voté pour Le Pen au premier tour de 2022, protégeront-ils les minorités visées par ses violences ? J’aimerais le croire, mais je n’en ai pas l’assurance.

Une fois la mèche allumée, nul ne connait la suite. Je ne dis pas cela pour faire peur. La France entre dans une période de secousses et d’incertitude qu’elle n’a pas connu, je crois, depuis la guerre d’Algérie.

La figure de Marine Tondelier s’est nettement imposée ces dernière semaines à gauche, à côté d’autres personnalités du Nouveau Front populaire ? Peut-elle être un nouveau visage d’une gauche progressiste, écologique, sociale ?

Oui, elle le peut. Marine Tondelier a su prendre une hauteur qui fait défaut à beaucoup de leaders politiques. Dans ses interventions, saluées et relayées sur les réseaux sociaux, elle donne le sentiment d’avoir pris la mesure du danger. Elle se situe au-delà des guerres de chapelles et d’égos, dont de trop dirigeants de gauche restent prisonniers. Elle déjoue les pièges, elle parle avec intelligence et rage. Elle est une femme dans un monde encore largement dominé par les hommes et les normes patriarcales. Elle est une non-professionnelle de la politique dans un monde ultra-professionnalisé. Enfin, elle est secrétaire nationale des écologistes, alors qu’en 2022 et en 2024 son parti a connu deux échecs successifs. C’est d’ailleurs paradoxal. EELV est faible dans les urnes alors que la crise environnementale franchit chaque jour de nouveaux paliers, que le GIEC ne cesse de sonner l’alerte et que la jeunesse se mobilise massivement. La faiblesse électorale des écologistes est une anomalie qui intrigue beaucoup de mes collègues politistes. Marine Tondelier saura peut-être y mettre un terme.

Le Populisme de gauche. Sociologie de la France insoumise (La Découverte, 2021) et Résister, petite histoire des luttes contemporaines, (Éditions 10/18) de Manuel Cervera-Marzal.

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