Il a soutenu Emmanuel Macron sans ambiguïté quand il a été élu président de la République. Plus dure sera la chute. Aujourd’hui, Alain Minc ne décolère pas contre la dissolution, qui installe le Rassemblement national comme premier parti de France. Et qui jette une ombre sur toute l’aventure macronienne : "Comme dans les drames shakespeariens, la fin efface le reste."
L'Express : "Ce ne sera la faute de personne le soir du deuxième tour. Ce sera la responsabilité des Français", a dit Emmanuel Macron avant même le premier tour. Le président est-il comptable de ce que votent les électeurs ?
Alain Minc : C’est une phrase honteuse, oui, honteuse. Nous sommes déjà dans la démarche psychologique qui va permettre à Emmanuel Macron de s’exonérer de toute responsabilité. Il a créé les conditions du désastre, il en est le responsable. Il aurait pu chercher à faire oublier le résultat des européennes et là, il a réussi la performance de le faire entrer dans le marbre de manière définitive. On aurait fini par oublier la victoire du RN le 9 juin, il en a fait désormais le parti interclassiste et intergénérationnel comme le furent le RPR et le PS.
Comment expliquez-vous qu’un président qui paraissait incarner une forme de raison ait décidé cette dissolution ?
Quand un homme que l’on suppose intelligent et qui l’est prend une décision d’une absolue bêtise, c’est que la dimension psychologique a pris le pas sur la réflexion et la raison. Emmanuel Macron est, parmi les dirigeants des dernières décennies, celui pour lequel la psychologie personnelle est la plus déterminante. Cette dissolution est le résultat d’un narcissisme poussé à un état presque pathologique, ce qui conduit au déni du réel. Comment imaginer passer de 250 à 280 députés ? Aucun argument purement réfléchi ne pouvait justifier pareille décision, c’est donc qu’il faut chercher ailleurs les explications.
Quand j’avais dit en 2022 que je soutiendrais Valérie Pécresse au premier tour, j’avais donné une raison : ce job, sans équivalent dans le monde, est tel qu’au bout d’un mandat, on est épuisé intellectuellement. Les défauts comportementaux s’aggravent, le capital politique s’étiole, ce qui relève de la réflexion s’affaiblit. La seule manière d’exercer durablement cette fonction, c’est de le faire de manière royale, c’est-à-dire à mi-temps comme le font les rois. Si vous jouez au golf le lundi matin et que vous passez une heure dans les librairies l’après-midi, comme Mitterrand, vous avez une autre approche du boulot. Mais quand vous le pratiquez comme un super technocrate, vous terminez le mandat lessivé. On l’a vu en 2022, il n’y avait plus de jus dans la machine. Le temps accentue aussi les phénomènes de cour, avec l’émergence de bouffons tels que ceux auxquels on prête une influence sur la décision de dissoudre. Mais si je crois volontiers qu’Emmanuel Macron rie des blagues de ceux que Bruno Le Maire appelle les "cloportes", j’ai du mal à penser qu’il se laisse influencer : il n’a jamais écouté personne.
A quoi pourrait ressembler la prochaine législature ?
Au mieux, ce sera le chaos, avec une Assemblée encore plus ingérable que la précédente, mais sans la possibilité de dissoudre pendant un an. C’est une situation faite pour Edgar Faure, pas pour Emmanuel Macron. Un gouvernement technique sur le modèle italien ne serait pas adapté à un pays déjà dominé par ses élites technocratiques. Il faudrait donc qu’Emmanuel Macron prenne du recul, se concentre sur les sujets internationaux et choisisse un homme politique ancien, avec pour objectif de faire le moins mal possible : Jean-Pierre Raffarin, Bernard Cazeneuve, Jean-Yves Le Drian… Or, on sait ce que valent avec lui les promesses de se retirer sur son Aventin : elles ne durent même pas l’espace d’un matin.
Au pire, nous avons une majorité absolue pour le RN. Jusqu’à présent, nous avons vécu des cohabitations entre de vieux grigous, partageant un même système de valeurs, à l’intérieur d’un même cercle de la raison. Cette fois, ce serait une cohabitation entre deux puceaux. Emmanuel Macron a l’expérience mais pas le moindre savoir-faire pour ce genre de circonstances, Jordan Bardella n’en parlons pas. Il faut un surmoi épais comme le mur d’enceinte d’une centrale nucléaire pour gérer de telles situations. Or, Emmanuel Macron n’a pas de surmoi. J’ai peine à croire que cela puisse durer trois ans.
En 2017, vous avez soutenu Emmanuel Macron. Cet épisode de la dissolution jette-t-il une ombre sur l’ensemble de l’aventure macronienne ?
Comme dans les drames shakespeariens, la fin efface le reste. Si le RN accède au pouvoir, c’est ce qui restera de l’aventure macronienne. La vie politique est comme la vie : on la juge sur la dernière étape. Macron, ce sera Napoléon III après Sedan. Là encore, la dimension psychologique resurgit. Depuis sept ans il s’essaie, avec succès, à rendre la France business friendly et il a passé ces dernières années à préparer les Jeux olympiques à Paris. Voilà qu’il commet un geste qui ramène la France à ses mauvais démons, suscitant la méfiance du monde économique, et il casse son joujou que sont les JO.
Son intelligence ne fait aucun doute mais d’autres responsables en ont une. Ce qui m’a toujours frappé chez lui, c’était son incroyable audace. Elle s’est transformée en vision déconnectée de la réalité. Or dans cette société d’anomie, l’individualisme fabrique le populisme. Quand la société civile est robuste, il y a des anticorps à l’individualisme. Quand l’individu se retrouve seul avec son bulletin de vote, au milieu des réseaux sociaux, c’est une voie triomphale pour le populisme. Nous y sommes.
On pourrait vous suggérer de ne pas tirer sur une ambulance…
On pourrait aussi dire qu’en 2022, en ne votant pas Emmanuel Macron au premier tour, nonobstant l’ancienneté de nos liens, j’avais le sentiment d’avoir prévu le parcours de l’ambulance, non ? Il y a des erreurs historiques pardonnables, celle-là ne l’est pas. Lors du référendum de 2005, j’avais dit à propos de Laurent Fabius qu’il avait commis le geste politique conscient le plus honteux depuis juin 1940. Là, on est dans un geste d’une tout autre ampleur. On a passé les dernières décennies à faire que la France ne soit plus le paria de l’Occident, et on risque de prendre le chemin d’une démocratie illibérale, ou alors d’un régime parlementaire aboulique. La fureur que je ressens, vous l’entendez chez beaucoup d’autres : tous ceux qui lui ont mis le pied à l’étrier sont effondrés.
Etes-vous fâchés à jamais ?
Quand tout le monde lui tournera le dos, il faudra bien s’occuper de lui.
Au fond, vous reprochez surtout à Emmanuel Macron d’avoir contraint beaucoup d’électeurs à choisir entre le RN et le Nouveau Front populaire, non ? Vous-même, que feriez-vous ?
Si le représentant du Nouveau Front populaire est socialo, écolo ou coco, je vote évidemment pour lui. Si c’est un Insoumis en rupture de ban, aussi. Si c’est un LFI canal historique, je vote blanc.
Comptez-vous sur Emmanuel Macron pour être un pôle de stabilité dans les trois ans qui viennent, "président protecteur à chaque instant de notre République", comme il l’a écrit ?
J’espère qu’il sera à la hauteur des circonstances, ce qui exige retenue, habileté, sang-froid et perversité. Ce sont quatre caractéristiques lourdes, qui nécessitent un basculement psychologique profond chez Emmanuel Macron.
Doit-il, va-t-il démissionner ?
Il ne doit surtout pas démissionner, aujourd’hui il ne l’imagine pas, c’est certain, mais aura-t-il la force de résister au laminage d’une cohabitation dure avec le RN ? Je n’en sais rien. Et s’il démissionne, tout républicain devra se ranger derrière le plus légitime des candidats républicains, Gérard Larcher : président par intérim, avec une élection qui a lieu trois semaines après, il sera dans la place.
Finalement, le macronisme au regard de l’Histoire, c’est, ou c’était quoi ?
Le ressort premier du macronisme, ce sont ses convictions viscérales sur l’Europe. Il a un actif, oui. Mais le drame de ce qu’on vit aujourd’hui, au regard de l’Histoire, c’est que tout ce qui était à son crédit risque d’être englouti par l’incroyable régression politique à laquelle nous sommes promis. La France des prochaines années ne va pas défaire l’Europe ; mais une Europe où le moteur français est à l’arrêt, où la puissance allemande l’est aussi, est une Europe qui n’avancera pas. Au moment où nous devenons déraisonnables, les Anglais vont devenir raisonnables, mais ils ne sont plus dans la famille.