« Ils étaient en train de discuter quand Christopher Tolkien les a interrompus pour dire à Emmanuel Gérard : “C’est dans ce fauteuil où vous êtes assis que mon père a écrit Le Seigneur des anneaux”. C’était plutôt de bon augure… » Et l’anecdote, rapportée par Alice Bernadac, conservatrice à la Cité de la tapisserie, n’est pas la seule à démontrer l’alignement des planètes qui a permis à ce projet d’envergure de voir le jour.
Car si depuis vendredi, le Centre culturel et artistique Jean-Lurçat à Aubusson présente, pour la première fois dans son intégralité, la tenture Tolkien – dont le tissage a commencé en 2017 – il faut remonter à 2012 pour en voir les prémices. Quand l’équipe de la future Cité de la tapisserie décide de « réactualiser la tradition des tentures en mobilisant l’imaginaire contemporain ». Les tentures sont en effet une tradition emblématique de la tapisserie d’Aubusson et l’une des dernières les plus retentissantes remonte aux années 1960 : dix panneaux composaient alors Le Chant du monde, conçus par le peintre cartonnier Jean Lurçat.
De la première rencontre avec la famille Tolkien...Pour celle qui doit ainsi renouer avec la tradition, le choix de Tolkien s’impose assez rapidement à Emmanuel Gérard et Bruno Ythier (le directeur de la Cité et le conservateur d’alors, N.D.L.R.) et le contact se fait d’abord avec les éditeurs français de l’auteur du Seigneur des anneaux. Qui mettent l’équipe de la Cité en relation avec l’Estate Tolkien.
"Une première rencontre a été organisée dans la maison de Christopher et Baillie Tolkien (fils et belle-fille de J.R.R. Tolkien), dans le sud de la France. Emmanuel Gérard, Bruno Ythier et Thomas Mondon avaient choisi un premier dessin du Hobbit et sont venus avec un premier échantillon tissé. Et là, Christopher et Baillie Tolkien ont expliqué qu’eux-mêmes avaient déjà envisagé une interprétation textile, notamment en tapisserie. La belle-fille de JRR Tolkien avait d’ailleurs essayé de broder cette illustration précisément, qui était leur préférée?!"
Un premier bon présage pour, notamment, Emmanuel Gérard, assis alors dans le fameux fauteuil… L’aventure était lancée.
... À cette tenture qui dépoussière le genreDès la convention signée avec l’Estate Tolkien, le travail a pu commencer. D’abord par la constitution d’un comité de tissage (avec Bruno Ythier, Delphine Mangeret, peintre cartonnière et René Duchet, lissier retraité) destiné à travailler sur la cohérence et l’harmonie de la future tenture : couleurs, matières, écriture technique, choix des œuvres…
Le tissage de la toute première tapisserie débute en 2017. Treize autres suivront, ainsi que deux tapis. Avec toujours en appui le regard et les conseils avisés de la famille Tolkien, d’ailleurs très souvent présente aux tombées de métier. Preuve de cette étroite collaboration et surtout de l’appréciation du travail réalisé dans les ateliers aubussonnais, le Tolkien Trust a financé deux pièces supplémentaires pour cette tenture qui devait être initialement composée de quatorze. Les deux dernières ont d’ailleurs été achevées voici tout juste une quinzaine de jours.
Depuis vendredi, les quatorze tapisseries et les deux tapis – l’un des souhaits derrière cette tenture étant aussi de représenter les trois savoir-faire textiles d’Aubusson (tapisserie de basse lisse, tapis ras et tapis à point noué) – sont ainsi exposés pour la première fois dans leur intégralité. Issues de l’œuvre de Tolkien – qu’il s’agisse du Hobbit, du Silmarillion, du Seigneur des Anneaux – elles cohabitent dans un ensemble harmonieux avec quatre œuvres beaucoup plus personnelles de J.R.R. Tolkien, réalisées pour sa famille : une illustration du Roverandom, un conte imaginé pour l’un de ses fils, et trois des Lettres du Père Noël, que l’écrivain envoyait chaque année à ses enfants.
Au côté de chaque tapisserie, le fac-similé du dessin original, le carton… mais aussi les échantillons de tissage, des vidéos liées au travail qui a mobilisé une quarantaine de personnes pendant ces sept dernières années.
C’est véritablement l’exposition à ne pas rater cet été, oui, et ce à plus d’un titre. Outre le nom prestigieux auquel la tapisserie d’Aubusson est ainsi associée, elle offre un nouveau regard sur l’œuvre de Tolkien et sur l’art ancestral de la ville. Cette tenture réussit le double pari de renouer avec la tradition tout en dépoussiérant complètement le genre. Mieux : si elle a permis, au fil de ces années de tissage et de tombées de métier, d’attirer un nouveau public vers la tapisserie, elle a ramené également de nouvelles générations de lissiers dans les ateliers. Et puis, si on la rate en Creuse cet été, il faudra aller jusqu’à Paris au printemps prochain où elle doit s’exposer au collège des Bernardins avant, très vraisemblablement, de franchir d’autres frontières.
Où, quand ? L’exposition est visible jusqu’au 30 septembre au Centre culturel et artistique Jean-Lurçat, 16 avenue des Lissiers à Aubusson (Creuse). Renseignements au 05.55.66.66.66.
Séverine Perrier Photos : Bruno Barlier