On connaissait le « nouvel antisémitisme ». On découvre aujourd’hui le « nouveau nouvel antisémitisme ». La plus vieille haine a toujours su se réinventer, en puisant dans sa riche histoire, et notre époque ne fait pas exception. Aujourd’hui, l’antisémitisme a pris une forme plus que jamais planétaire, dans la mesure où il irrigue un réseau mondial qui possède sa propre conscience collective et réunit des groupes extrêmement divers. Plus que par le passé, la haine est focalisée sur l’État d’Israël. Auparavant, la logique des antisémites de gauche et de droite, motivés par une haine anticapitaliste ou raciale, était la suivante : on déteste les juifs, donc on déteste Israël. Cette logique vient de s’inverser : on abomine Israël, donc on abhorre les juifs. Cet État ne devrait pas exister, par conséquent tous ceux ayant un lien quelconque avec lui sont punissables. L’antisionisme est devenu le nom de code de cette inversion. Israël est entouré non seulement par des puissances et des organisations ennemies au Proche-Orient, mais par une hostilité généralisée au niveau mondial. Le « Sud global », l’Afrique du Sud à sa tête, mène campagne contre l’État juif, transformé en un symbole de l’arrogance occidentale et du colonialisme. Les régimes autoritaires, russe et chinois, qui courtisent les pays émergents, sont loin de lui offrir leur soutien. Restent les démocraties occidentales, mais elles sont divisées, moins entre elles qu’à l’intérieur d’elles-mêmes. Dans ces pays, ce sont les militants progressistes et les musulmans radicaux qui, ensemble, sont le véritable moteur de la mondialisation de la haine, fidèles à leur slogan : « Globalisons l’intifada ! »
Ici, le monde anglophone est à la pointe. Les États-Unis fournissent les dogmes identitaires qui inspirent les manifestations anti-israéliennes, tandis que c’est au Royaume-Uni que le militantisme électoral des radicaux musulmans est le plus développé. Les Français, forts en théorie, ont inventé le terme « islamo-gauchisme » ; les Anglo-Saxons, plus pratiques, l’ont fait ! Les universités américaines, traditionnellement bien dotées, et britanniques, qui nagent dans l’argent des étudiants étrangers, sont plus riches que les établissements européens, et leurs campus offrent un cadre idéal où les enfants gâtés des classes moyennes peuvent jouer aux révolutionnaires. Comme les frais de scolarité sont élevés, les étudiants sont pour les autorités universitaires des clients à bichonner plutôt qu’à discipliner. La vie associative des étudiants est ouverte à l’ingérence des associations propalestiniennes, tandis que l’argent qui les subventionne provient de mécènes américains progressistes.
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Dans une démocratie, l’étude et l’enseignement de l’histoire devraient suivre les principes du libre examen, mais comme chacun le sait, les humanités ont été prises en otage par des idéologies identitaires et victimaires dont les thuriféraires conspirent à effacer l’histoire en la réécrivant. Cela explique en partie l’insensibilité grandissante par rapport à la mémoire de la Shoah, insensibilité dont la version contemporaine est l’indifférence aux souffrances des victimes du 7 octobre. C’est ainsi que, d’Harvard à Oxford, les manifestants pro-Gaza ne supportent pas qu’on manifeste pour Israël et arrachent toute affiche montrant les otages pris par le Hamas. La divergence d’opinions, vitale dans une démocratie, n’est pas tolérée. On scande parfois dans les défilés : « We do not engage ! » (« On ne discute pas ! »). Certains commentateurs ont comparé les actions sur les campus à celles de 1968, mais à tort. À cette époque, on manifestait contre la guerre ; aujourd’hui, on est pour la violence – contre Israël et ses soutiens, réels ou supposés. L’anticolonialisme du passé se justifiait par le besoin de mettre fin à l’ère coloniale, dont les vestiges étaient encore nombreux et géographiquement localisables. En revanche, la décolonisation d’aujourd’hui est une lutte contre une influence néfaste censée être omniprésente et diffuse, mais qui a une seule incarnation concrète : Israël. L’anéantissement de ce dernier est donc le Graal à poursuivre. Si la revendication principale des pro-Gaza est un boycott économique de cet État, ils sont aussi de l’avis que tout juif, où qu’il soit, est une émanation d’Israël et doit donc disparaître de la vue générale, s’invisibiliser – ou se racheter en dénonçant Israël.
Ces militants occidentaux idéalisent les musulmans, à commencer par ceux qui sont leurs concitoyens. C’est ainsi qu’au Royaume-Uni, depuis octobre, les deux groupes se sont réunis 14 fois à Londres, dans ce que l’ancienne ministre de l’Intérieur, Suella Braverman, a nommé « les marches de la haine », des manifestations de milliers de personnes dont la plus grande, le 11 novembre, a rassemblé plus de 800 000 participants. Selon un sondage de février, 70 % des musulmans britanniques considèrent que le conflit à Gaza est un facteur important de leur vote. Historiquement, le vote musulman, sans être monolithique, est acquis aux travaillistes. Or, lors des élections locales du 2 mai, le soutien à ce parti a baissé, et a même chuté de 33 % dans les circonscriptions à majorité musulmane. Dans la foulée, un groupe de pression, The Muslim Vote, a envoyé au leader travailliste 18 revendications dont il doit tenir compte s’il veut regagner le soutien des musulmans. Parmi elles, des sanctions économiques, la fin des relations militaires avec Israël et la reconnaissance d’un État palestinien. Certes, le soutien musulman à Gaza n’est pas nécessairement antisémite mais dans les faits, il nourrit le terreau où la haine peut croître. Dans le nord de l’Angleterre, un rabbin, aumônier pour plusieurs universités et réserviste dans Tsahal, a dû être placé sous protection policière après des menaces de mort, tandis que deux hommes aux noms musulmans ont été inculpés pour avoir préparé un attentat à l’arme automatique contre les juifs de la région de Manchester. Comment expliquer que les musulmans britanniques s’investissent autant dans la cause palestinienne ? La réponse réside peut-être dans le fait qu’ils sont d’héritage pakistanais, et le Pakistan est depuis longtemps un soutien inconditionnel de la cause palestinienne. Les Britanniques issus de cette immigration ont aussi une conscience plus aiguë de leur identité musulmane, qui a dû être affirmée – et le doit encore – contre les hindous d’Inde. Et ça n’arrange pas les choses que le Premier ministre conservateur, Rishi Sunak, et son ex-ministre Suella Braverman, soient hindous.
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