Etre avalé par un mastodonte peut-il avoir du bon ? A cette question à laquelle chaque spectateur sain d’esprit serait tenté de répondre "non", Doctor Who a décidé de prouver le contraire. Culte outre-Manche, diffusée sur la BBC depuis 1963, la série s’offre une nouvelle jeunesse sur Disney +. Tout semblait pourtant réuni pour faire échouer sa migration vers le géant américain. Par essence, Doctor Who est une création étrange, faite de bric et de broc, dont le pitch et la réalisation s’approchent davantage du nanar que d’un vrai morceau de science-fiction. Jugez par vous-même : un extraterrestre voyage dans le temps et l’espace grâce à une cabine téléphonique. Flanqué d’une jeune femme, il traverse diverses péripéties et sauve régulièrement l’univers. Dernier détail, et de taille : le "Docteur" est un Seigneur du temps qui, arrivé à la fin de sa vie, change d’apparence.
Cette capacité à renouveler son acteur principal - ainsi que les compagnons mortels qui l’entourent - explique en grande partie la longévité de la série. L’arrivée de chaque nouvelle équipe est l’occasion de découvrir une itération différente des aventures qui, depuis plus d’un demi-siècle, se déclinent aussi bien à la télé qu’en BD, en livre, ou en feuilleton radiophonique. Mais elle est aussi risquée. Changer un élément d’une recette qui marche – l’alchimie entre un groupe d’acteurs ou la manière dont le Docteur appréhende les problèmes les plus étranges –, et toute l’atmosphère loufoque de la série risque de s’effondrer.
Les scénaristes l’ont appris à leurs dépens lors des dernières saisons. L’arrivée d’une nouvelle équipe de comédiens, menée par la très volontaire Jodie Whittaker – première femme à endosser le rôle –, n’a pas convaincu. Des 10 millions de téléspectateurs atteints lors de son âge d’or, entre 2005 et 2010, l’audience de Doctor Who a décline de moitié.
La reprise en main par Disney était donc aussi crainte qu’attendue. Beaucoup appréhendaient que le feuilleton kitsch n’y perde son âme. Mais le retour de scénaristes (comme Steven Moffat, aussi aux manettes de l’excellent Sherlock) qui ont fait les belles heures du show a réussi à accrocher les fans les plus réfractaires. L’arrivée de Ncuti Gatwa, acteur britannico-rwandais vu dans Sex Education, impeccable en virevoltant Docteur, a attiré un public plus néophyte. Son alchimie avec Millie Gibson, qui incarne Ruby Sunday, la compagne du moment de Who, a fini de former un cocktail tout à fait convaincant. On retrouve tout l’esprit de Docteur Who dans cette nouvelle saison : un fonctionnement épisodique – un épisode, une aventure –, des genres divers, des personnages attachants. L’aspect foutraque, aussi, qui contribue au charme de la série.
Evidemment, le vernis Disney est bien présent. La série, connue pour ses effets spéciaux approximatifs, est désormais dotée d’un budget conséquent. Les acteurs, qui jusqu’ici présentaient généralement un physique proche du commun des mortels, étonnent désormais par leur plastique impeccable. C’est simple : dans la forme, tout est devenu très beau et très lisse. Mais dans le fond, le cœur battant de Doctor Who reste bien présent. Son héritage et sa mythologie lui ont sans doute permis de ne pas voir son identité écrasée par la firme aux grandes oreilles. L’initiative, appréciable, d’avoir donné les clés du camion à un fin connaisseur – le scénariste Russel T. Davies, très connu des fans – a sans doute aussi eu son importance. La magie opère de manière surprenante, et l’on se prend presque à rêver : et si, plutôt qu’un énième spin-off de Star Wars, Disney + s’employait désormais à sauver des chefs-d’œuvre en péril ?