Directeur général Europe de Packard Bell puis d’Apple (2000-2012), Pascal Cagni a monté en 2014 un fonds de capital-risque, C4 Ventures, qui a accompagné plus de 50 start-up dont 9 sont passées au stade de licorne – plus d’un milliard de dollars de valorisation. En 2017, il est revenu en France pour prendre, à titre bénévole, la présidence non exécutive de l’agence Business France. Nommé par Emmanuel Macron ambassadeur aux investissements internationaux afin d’assurer la promotion de la France, il s’exprime ici - avec passion - à titre d’entrepreneur.
L’Express : Le silence des chefs d’entreprise est assez assourdissant depuis l’annonce de la dissolution et la possible victoire du RN aux prochaines législatives. Comment l’expliquez-vous ?
Pascal Cagni : C’est absolument honteux que tous les acteurs qui, depuis sept ans, bénéficient d’un environnement pro business qui leur a permis d’investir en France et de créer des emplois n’osent pas dire qu’on court à la catastrophe ! On peut donner tous les torts de la terre à Emmanuel Macron mais c’est quand même lui qui a cristallisé ce contexte extrêmement porteur pour le pays. Les réactions commencent enfin à arriver, c’est heureux, il fallait peut-être le temps politique de la "clarification", pour voir le chiffrage et l’incohérence des programmes.
J’ai passé sept ans de ma vie à expliquer à nombre de patrons présents aux sommets Choose France pourquoi la France était la terre d’accueil idéale pour leurs projets. J’ai vu dans les yeux de ces dirigeants combien l’image du pays avait changé. Je suis fort aise de constater que des prises de parole publiques posent enfin les enjeux. Mais il faut que les chefs d’entreprise aillent aussi voir leurs salariés pour leur dire : "Vous avez voté, c’est votre droit. Mais vous savez que sur le plan économique, ça ne va plus être la même chose."
Les 56 projets du dernier Choose France ont été gagnés au forceps. Ils vont sans doute être challengés demain. Il faut se réveiller, maintenant, pour faire passer le message. Et quitte à échouer, au moins essayer. Depuis plusieurs jours, je passe mon temps à appeler des patrons et à leur dire : "Allez-y, sortez du bois !". J’ai aussi appelé les Français dans les fonds souverains à l’étranger qui viennent d’ouvrir des bureaux à Paris, ou qui projettent d’investir chez nous. Il y a 17 500 entreprises internationales en France, soit moins de 1 % du total. Mais c’est 16 % du PIB, 20 % de la R & D et 30 % des exportations ! Un euro sur six produit dans ce pays est le fruit d’entreprises étrangères.
Qu’est-ce qui vous inquiète tant pour l’attractivité de la France dans le programme du Rassemblement national ?
Plusieurs thèmes d’action font aujourd’hui consensus. On doit réindustrialiser en se battant contre la désertification des territoires - 49 % des projets d’investissement étrangers sont réalisés dans des villes de moins de 20 000 habitants. Il y a une guerre féroce des talents. Il faut prendre la vague de l’intelligence artificielle. Et on ne peut pas, pour les générations futures, ne pas participer à la transition écologique. Un centre de R & D sur cinq en Europe s’installe en France, grâce notamment au crédit d’impôt recherche : c’est l’une des rares incitations fiscales pertinentes parce qu’elle existe depuis vingt ans. C’est aussi ça, la stabilité.
Si on ne poursuit pas la dynamique engagée sur chacun de ces sujets, les entreprises internationales, demain, viendront moins en France ou ne viendront plus. Quand le patron du suédois Scania rencontre Emmanuel Macron ou Bruno Le Maire, quoi qu’on en dise, ça participe à son choix d’investir en Anjou, parce qu’il reconnaît l’engagement au niveau le plus senior et constate une forme de stabilité dans la politique économique française.
Il est plus facile aujourd’hui, en tant qu’étranger, de venir vivre en France. Je travaillais à Londres en 2012, au moment des Jeux olympiques et du jubilé de la Reine. J’ai vu ce moment rare où un pays attire des gens de partout dans le monde. J’ai embauché facilement des talents de New York ou San Francisco parce que le Royaume-Uni, à cette époque, attirait ! Depuis quelques années, c’est la France qui bénéficiait de cette force d’attraction. Et là, on nous parle de "préférence nationale pour les entreprises françaises". Mais qu’est-ce qu’on va raconter, demain, aux 130 000 entreprises tricolores qui exportent, dans la défense, l’automobile, l’aéronautique, le spatial, les services aux entreprises… Tout ça, ce sont des appels d’offres qu’elles remportent à l’étranger. On va faire quoi ? Fermer les frontières ?
Pour la transition écologique, c’est la même problématique. Il faut 110 à 120 milliards d’euros chaque année pour la financer, avec un déficit, post-Covid, à 5,5 % du PIB en 2023. Comment faire alors ? Nous n’avons pas trouvé d’autre solution que d’aller voir les fonds souverains ou les larges plateformes en capital comme BlackRock, Apollo ou KKR et les convaincre : "Découvrez nos atouts, vous pouvez investir chez nous". Quand Novo Nordisk, la plus grande capitalisation boursière en Europe, sort du Danemark, c’est pour aller où ? En France. Et quand l’allemand Vorwerk décide d’investir, il le fait aussi chez nous.
Depuis les débuts de Choose France, en 2018, ce sont 60 milliards d’euros d’investissement qui sont arrivés en France, pour financer 140 projets. En cas de victoire du RN ou du Nouveau Front populaire, la manne des investissements étrangers qui servaient des objectifs tout à fait consensuels dans le pays va se tarir inévitablement. J’entends dire : "le RN, on n’a pas essayé". Mais nous n’avons plus les moyens de payer pour essayer !
Des dizaines d’entrepreneurs français de la tech ont signé une tribune, sous l’égide de l’association France Digitale, en assurant que "pour gagner, la France doit innover. Pas se replier sur elle-même." La "start-up nation", voulue par Emmanuel Macron, risque-t-elle de disparaître ?
Le héros des temps modernes est devenu l’entrepreneur, et il faut s’en féliciter. La "start-up nation" est bien ancrée. Mais il lui faut maintenant des sorties, des rachats par des grands groupes. Ce qui est clair, c’est que les fondateurs de ces start-up vont réfléchir à deux fois entre rester en France ou aller ailleurs. Le brain drain, la fuite des cerveaux, dont on a longtemps souffert, risque de recommencer demain. Je les exhorte à se manifester dans les dix jours qui restent et à ne pas céder à la facilité, en ayant la mémoire courte… Quand je vois des candidats de la majorité présidentielle qui "démacronisent" en ce moment leurs affiches, je suis triste.