Est-ce parce qu’Emmanuel Macron s’assoit sur l’article 12 de la Constitution, qui l’obligeait à des "consultations" avec le Premier ministre et les présidents des Assemblée nationale et du Sénat avant de dissoudre, que tous les autres responsables politiques ont décidé de s’asseoir sur l’article 8 ? La loi fondamentale est claire : "Le président de la République nomme le Premier ministre." Son pouvoir est, sur ce point précis, discrétionnaire.
Pourtant, depuis le 9 juin, la foire de Matignon bat son plein, symptôme de la confusion actuelle des esprits autant que de la déliquescence de la scène politique. "Le Premier ministre, c’est moi", déclare Jordan Bardella dans Le Parisien mardi, sans précaution oratoire excessive. Tout en apportant une précision importante : "Pour nous essayer, il nous faut la majorité absolue." L’Express a raconté vendredi dernier le message que Marine Le Pen avait transmis à l’Elysée : "Si j’ai 240 députés, je n’accepterai pas le pouvoir."
Pour le RN, il existe deux cas de figure. En cas de majorité absolue, le choix du président du parti, Jordan Bardella, s’imposerait-il à Emmanuel Macron ? Le chef de l’Etat tentera sans doute de sauver les apparences. En 1986, quand il s’agit d’inventer la première cohabitation de l’histoire de la Ve République, François Mitterrand veille scrupuleusement à soigner les formes en même temps qu’à préserver les pouvoirs présidentiels. Pour montrer qu’il reste libre de son choix alors que le RPR est devenu le groupe le plus important de l’Assemblée nationale et dispose, avec l’UDF, de la majorité absolue, il demande à deux de ses proches, Jean-Louis Bianco et Michel Charasse, de rencontrer Jacques Chaban-Delmas et Valéry Giscard d’Estaing.
Mais Jacques Chirac a verrouillé tout le dispositif, et les deux partis de droite publient un communiqué pour contraindre Mitterrand : "Il va de soi que toute personnalité appartenant à la nouvelle majorité qui serait sollicitée par le président de la République pour exercer la fonction de Premier ministre s’assurera, avant d’accepter, que la mise en œuvre de la politique nouvelle choisie par le pays bénéficiera du soutien nécessaire de l’ensemble des forces politiques composant la majorité." Vingt-quatre heures après le scrutin, François Mitterrand intervient à la télévision : "Cette majorité est faible numériquement, mais elle existe : c’est donc dans ses rangs que j’appellerai demain la personnalité que j’aurai choisie pour former le gouvernement." Autrement dit, le RN, s’il a verrouillé le dispositif et dispose d’une majorité absolue, peut imposer le choix de Bardella.
La situation est très différente si le RN, avec les amis d’Éric Ciotti, ne parvient pas à dépasser la barre des 289 élus. Quoi qu’elle dise avant le premier tour, Marine Le Pen peut-elle assumer, au terme d’une campagne victorieuse, de ne pas participer au pouvoir ? A l’évocation de cette hypothèse, les responsables du RN semblent s’être donné le mot pour botter en touche. "Seul Jordan peut répondre à cette question" évince Jean-Philippe Tanguy. Ou, version Renaud Labaye : "Politique fiction, donc pas de réponse." Iront-ils chercher à LR les voix qui leur manquent, si cela peut suffire ? Ou joueront-ils la crise institutionnelle ?
A contrario, Emmanuel Macron peut-il tenter de solliciter tous les partis (hors LFI) en leur demandant de constituer une majorité alternative et en les rendant responsables – eux, plutôt que lui – d’une arrivée de l’extrême droite si aucun accord n’aboutit. Un tel montage, arithmétiquement incertain à ce jour, serait politiquement bancal. Car le seul précédent d’un Premier ministre qui ne soit pas issu du premier groupe à l’Assemblée nationale était très différent. En 1976, Valéry Giscard d’Estaing nomme à Matignon Raymond Barre, qui n’appartient pas au principal groupe de la majorité. L’UDF est même alors le quatrième groupe de l’Assemblée nationale, mais c’est le parti du président. Et à l’époque, la majorité parlementaire existe, elle est constituée.
Dans ces moments où tout le monde marche sur la tête, on assiste à ce qu’on croyait impossible : Manuel Bompard donnant une leçon de Ve République à Olivier Faure – oui, on en est là. Le premier secrétaire du PS a proposé mardi matin "un vote, c’est la seule façon d’arbitrer". Les députés du Front populaire éliraient ainsi le chef du gouvernement. "Si on connaît bien les institutions de la Ve République, a donc répondu le coordinateur de LFI, on peut voter tout ce que vous voulez, à la fin c’est le président qui choisit un Premier ministre. Le groupe qui aura le plus de députés fera une proposition."
Lui est déjà à Matignon et veut jouer la carte du "J’y suis, j’y reste". Sur RTL lundi, Gabriel Attal n’y va pas par quatre chemins : "Ces élections législatives, c’est quel Premier ministre […]. Les Français me connaissent, j’ai mes qualités, j’ai mes défauts. Je suis clair, je suis prêt, je suis libre. […] C’est moi le Premier ministre, c’est moi qui mène cette campagne." Le chef du gouvernement rêverait d’être en situation de s’imposer quoi qu’en pense Emmanuel Macron. Il mène la campagne en son nom, les candidats Renaissance font la leur sur son nom. Le président a décidé de dissoudre sans jamais lui en dire un mot ? Le chef du gouvernement tente d’imposer un rapport de force au chef de l’Etat.
Ne dites pas à Emmanuel Macron que son nom rime avec celui de Mac Mahon. En 1877, l’hôte de l’Elysée a dissous la Chambre et finira par plier et par partir. "Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre", avait lancé Mac Mahon. Evidemment, la Ve République n’est pas la Troisième. Mais c’est un effet de cette dissolution que de risquer de déboucher sur une voie sans issue.