Quiconque s’est déjà retrouvé en réunion face à un manager inconscient de conduire toute l’équipe droit dans le mur se reconnaîtra à coup sûr dans ce moment immortalisé par la photographe officielle d’Emmanuel Macron le 9 juin à L’Elysée. Nous sommes moins de deux heures avant l’annonce de la dissolution par le président. Sur ce cliché en noir et blanc, autour d’une table, le chef de l’Etat nous tourne le dos. Face à lui, plusieurs mines défaites dont celle de Yaël Braun-Pivet. La présidente de l’Assemblée nationale, tête baissée, l’air blasé, prend des notes sur son carnet. Le Premier ministre Gabriel Attal, bras croisés, a le regard noir de celui qui vient de perdre toute estime pour son N + 1. Parce qu’ils sont davantage en prise avec le réel, ces deux-là savent la catastrophe qui risque de se matérialiser dans les urnes dans trois semaines.
Dès le lendemain, Yaël Braun-Pivet fait entendre sa voix sur France 2 - "Il y avait un autre chemin, qui était le chemin d’une coalition", tandis que devant ses troupes Gabriel Attal déplore une annonce "soudaine" et "brutale". Une décision dont le Monde nous apprend qu’elle est le fait "d’apprentis sorciers", à savoir la poignée de fidèles conseillers du chef de l’Etat, qui à la lecture de l’article publié le 12 juin, semblent avoir pris un malin plaisir à se servir de nos institutions comme d’une gigantesque partie de Risk. Voilà ce qui arrive lorsque vous avez en face de vous un manager "narcissique", tranche Arnaud Mercier, professeur en sciences de l'information et de la communication à l'Université Paris-Panthéon-Assas. Soit "la conviction profonde qu’on est supérieur aux autres, beaucoup plus visionnaire, plus intelligent", et qu’on a donc de bonnes raisons d’obtenir par la fascination l’approbation de son entourage.
Mais selon Arnaud Mercier, parce qu’on ne peut pas être brillant sur tout dans la durée, "cette image qu’on projette de quelqu’un de supérieurement compétent s’épuise par la confrontation avec le réel". Le vernis finit par craquer. "Or, le maintien ou non de l’adhésion de vos collaborateurs à ce type de management dépend directement de la manière dont vous êtes capable en tant que manager narcissique d’intégrer la contradiction et d’accepter de faire preuve à un moment ou un autre d’humilité", décrit le professeur en communication. Car le déni de l’échec chez un dirigeant consterne forcément son entourage plus lucide. Celui-ci finit par se dire que le "visionnaire tout-puissant" ne l’est peut-être pas tant que ça. Les masques tombent et le roi est nu.
Ceux qui ont tendu une oreille à la conférence de presse d’Emmanuel Macron ce 12 juin auront certes entendu ce microscopique mea culpa : "Si je pensais que j’avais tout bien fait, je ne serais pas là, devant vous, aujourd’hui, je n’aurais pas fait de dissolution et tout irait bien. Donc oui, j’ai une responsabilité". "Un discours de fausse humilité", juge Arnaud Mercier qui, au passage, a observé la même chose chez Gabriel Attal sur France Inter le lendemain : "dès que vous les relancez en leur demandant ce qu’ils n’ont pas bien fait, il n’y a aucune remise en cause, ils donnent le sentiment de rejeter la faute sur les autres, à savoir la montée de l’extrême droite partout en Europe ou le fait d’avoir mal expliqué leur politique". Et les premiers à en payer le prix sont les collaborateurs. En l’occurrence, les députés macronistes. Qui en gardent un ressentiment très profond vis-à-vis du chef de l’Etat. Certains candidats de la majorité présidentielle ont ainsi fait savoir qu’ils ne voulaient pas de lui sur leur affiche de campagne. "Ils ont tiré la sonnette d’alarme sur la réforme des retraites, la multiplication des 49.3, etc. Ils ont sentiment de n’avoir jamais été écoutés et, par-dessus le marché, ce sont eux qui vont en payer les pots cassés le soir du 7 juillet, pas le président Macron", explique le politologue. C’est l’un des effets pervers du manager narcissique : l’impact de ses erreurs retombe toujours sur ses collaborateurs.
Le "en même temps" s’applique aussi en management. Derrière chaque manager "narcissique" se cache ainsi un manager omnipotent, thaumaturge. Celui qui veut être partout et décider de tout, qui n’a pas la volonté de déléguer, estimant que lui seul peut mener à bien les projets. Une omniprésence qui se manifeste en particulier dans les moments de crise, selon Thomas Simon, professeur de ressources humaines à l’école de commerce MBS de Montpellier. Les dernières européennes en sont la parfaite illustration. "Je suis obligé de tout faire", s’était agacé en privé Emmanuel Macron à quelques jours du scrutin face à la montée inexorable du RN dans les sondages. Au lendemain d’une dissolution décidée sans consulter grand monde, c’est encore lui qui monte au créneau, prévoyant trois interventions par semaine jusqu’aux élections, comme le révélait L’Express.
Si le manager omnipotent présente au moins l’avantage de "donner des réponses rapides", cette célérité "nuit au collectif", estime le professeur, qui met en garde contre une autre conséquence : la prise de décisions "hors sol" de la part d’un manager qui "n’agit pas dans une logique conséquentialiste". Le chef d’équipe Macron n’a ainsi pas pris en compte le fait qu’une partie du corps électoral sera en vacances lors du vote, ni le boom des procurations dans les brigades de gendarmerie et encore moins les conséquences pour les communes qui se retrouvent dans l’obligation d’organiser dans l’urgence un scrutin à deux tours… Sans compter la facture d’une telle dissolution (les législatives de 2012 ont coûté 154 millions d’euros selon un rapport du Sénat).
Peut-on raisonnablement travailler sur la durée avec ce type de manager ? "Ils finissent en général par faire le vide autour d’eux, certains ne les suivent plus. Dans le cas de Macron, il y en a eu un paquet depuis 2017", pointe Arnaud Mercier. Et le politologue de citer notamment le cas de Gérard Collomb, qui "a été le premier à avoir tiré un énorme signal d’alerte sur la dérive du chef de l’Etat vers un management omnipotent". Pour ceux qui n’ont pas la lucidité de prendre leur distance, reste un scénario refuge : "s’enferrer avec son manager dans un déni de réalité et se convaincre d’avoir raison contre tout le monde". Quand le manager narcissique écarte progressivement ceux qui ne pensent pas comme lui, il referme le cercle autour de gens qui le confortent. En somme, "un phénomène universel dans l’histoire du pouvoir : la courtisanerie", conclut le politologue.
