Le bitume creuse son sillon, plongeant en direction du viaduc de Pont-Salomon. Une fois franchi ce dernier, l’automobiliste garde immanquablement en mémoire l’image, quoique fugace, de la maison plantée toute seule à flanc de coteau à droite de la route, dont elle n’est distante que d’une petite cinquantaine de mètres seulement.
Une maison aux tuiles rouges et au portail vert d’eau, rarement fermé. Sur le chemin qui s’élève légèrement jusqu’à celui-ci, une armée de poules rousses s’aventure à découvert semblant défier l’épervier capable à tout moment de ravir une de ses imprudentes qui joue sa vie pour un simple vermisseau.
Son tablier et ses bottes en plastiqueLa vision kaléidoscopique du train ne permet pas de saisir autant d’instants qu’en voiture. Comme dans une toile impressionniste, le paysage révèle chaque jour plus de détails. Une fois les volailles, le lendemain le portail et les arbres, jusqu’au moment où une silhouette finit par se détacher en contrepoint dans le jour finissant.
Celle d’un petit bout de femme courbée par les ans, avec son tablier à fleurs, chaussée de bottes en plastique lui arrivant à mi-mollet. Un pas après l’autre, elle avance sur le tertre herbeux, les bras servant de balancier. L’herbe déjà haute dissimule en partie la longue lame de faux qui tranche sans coup férir l’épais ray-grass, mais dont on devine l’éclat. Le geste de la femme est lent, mais résolu.Pour s’assurer qu’on ne vit pas une scène onirique, il nous faut quitter le long ruban d’asphalte, emprunter l’ancienne route de Monistrol-sur-Loire, gagner le chemin de Tirevent. Nous y voici. Une fois franchi le portail vert, on arrive directement dans la cour de ferme en terre battue. Deux femmes sont attablées devant un verre de cassis.
À La Chapelle-d’Aurec et Pont-Salomon, tout le monde ou presque connaît Jeanine Luminet et sa sœur, Marthe Jullien. Toutes deux sont inséparables. Comme dans « La Montagne » de Ferrat, Jeanine « a l’âme bien née », noueuse comme le frêne ayant prêté son bois à la fabrication du manche de la faux qu’elle manie comme au temps de ses vingt ans.
La ferme coupée en deux par la RN 88On est aux portes du Velay, là où justement faux et faucilles donnèrent sa renommée à la vallée de la Semène. Jeanine en sait quelque chose, elle qui a passé 91 printemps dans cette vallée. Elle aura 92 ans en septembre. Marthe quant à elle aura bientôt 89 ans.
La faux provient directement de la fabrique Dorian. À Pont-Salomon, pendant plus d’un siècle, « on est né chez Dorian, on s’est marié chez Dorian, on est mort chez Dorian » a écrit Joseph Gourgaud.
Par rapport aux jeunes années de Marthe et Jeanine, la campagne vallonnée, si verdoyante en ces temps pluvieux a bien changé, depuis que la nationale 88 au début des années 70 s’est élargie passant à six voies, amputant du même coup une partie des terres familiales. La propriété a perdu deux ou trois hectares, mais gagné le droit de profiter du gaz de ville. La zone d’activité de Montusclat, en amont de la ferme, a offert quelques commodités au secteur.
Dans la maison qui l’a vu naître, Jeanine est restée, après le décès en 1994 de Claude, son frère jumeau. « La ville et ses secrets, le formica et le ciné » n’ont jamais franchement fait rêver Jeanine qui reste filialement collée à la mamelle de la terre. Quand elle était jeune, il lui aurait pourtant suffi de rejoindre la vallée de l’Ondaine pour trouver à s’embaucher.
La ville et ses secrets, le formica et le ciné » ne l’ont jamais fait rêver.
Dans la quiète chaleur de la pièce où flottent les remugles de l’étable voisine, les deux femmes ne sont pas surprises outre mesure de recevoir de la visite. Elles ont l’habitude, accueillant indifféremment quiconque frappe à l’huis, pour faire provende d’œufs frais dont le jaune tire davantage sur l’oranger (une merveille à consommer à la coque) ou de fromage. Et sans se départir de son sourire pour la maîtresse de céans, d’un rire franc pour sa puînée. Marthe habite, quant à elle, Pont-Salomon et où elle a travaillé durant quarante ans au Moulinage du Pont, mais c’est le plus souvent chez sa sœur qu’on a des chances de la trouver.En ce moment, elles ne sont pas trop de deux. Dans une maison, il y a toujours à faire. L’exploitation agricole n’est plus vraiment en activité (économique), mais il reste le grand jardin où les patates viennent d’être mises en terre, les choux repiqués de frais. Dans quelques jours, il faudra songer à planter les pieds de tomates. Il y a aussi les soins aux poules et surtout aux deux vaches, Griotte et Coquine que Jeanine a tenu à garder et dont il faut évacuer régulièrement le fumier.Jeanine, 92 ans, et Marthe, 89 ans, entretiennent la ferme léguée par leurs parents.
Coquine vient de donner naissance à un veau au poil brun hirsute, un croisé montbéliard limousin qui sera conservé jusqu’à ses trois mois. La production des deux bêtes est bien maigre, d’autant plus que l’une d’elles a plus de 16 ans. Elle reste malgré tout suffisante mouler encore quelques fromages, des tomes que Jeanine affine patiemment.
La maison est chauffée au gaz mais les sœurs préfèrent de loin la chaleur du poêle à bois. Si la corvée de bûches est laissée à un voisin ayant le cœur sur la main, celle de l’herbe revient bien à Jeanine.
Chaque jour, patiemment sur le métier (dont elle a acquis les rudiments enfant) la nonagénaire remet son ouvrage. Quelques mètres carrés d’herbe grasse fauchés à la faux suffisent à faire place nette. Qu’importe le rendement. Le fourrage sera toujours suffisant pour nourrir Griotte et Coquine qui du reste ont passé l’âge de prétendre concourir au titre de meilleure laitière. L’an dernier il y avait de l’herbe à revendre.
L’herbe à donner aux bêtes chaque jour« Le foin ne vaut pas grand-chose, les bêtes y touchent à peine », se lamente Jeanine contrainte d’alimenter quotidiennement ses vaches avec de l’herbe fraîche. Pour les compléter, Il lui faut aussi concasser régulièrement du grain qu’elle se fait livrer.
Le labeur ne fait pas peur à Jeanine qui a travaillé dur toute sa vie. Elle était ouvrière à la papeterie du Crouzet sur les bords de la Semène à Saint-Didier-en-Velay (elle y resta 30 ans), une des plus grandes entreprises industrielles de la Haute-Loire à l’époque. Elle s’y rendait à pied tous les jours.Le travail à l’usine ne l’empêchait pas de prendre sa part dans les travaux des champs, aux côtés de Claude et avant lui de leurs parents. L’exploitation posséda jusqu’à six ou sept vaches, jamais plus, et une dizaine d’hectares. « Notre mère était âgée, il fallait donner un coup de main. Elle est décédée à 96 ans », explique Jeanine. La famille Luminet avait quatre enfants Jeanine, Marthe, Claude et Marie-Jeanne, disparue en 1988.La ferme compte encore deux vaches, Griotte et Coquine et même un veau?; des bêtes qu’il faut alimenter tous les jours.
« Avant on livrait le lait au laitier, maintenant, inutile d’y songer, il ne ramasse plus chez les petits paysans » se résigne la nonagénaire. Les deux vaches permettent au moins d’entretenir le terrain. « Pas question d’acheter de l’aliment, le grain c’est bien meilleur », estime la cadette. Quand sa sœur s’est cassée le col du fémur il y a une demi-douzaine d’années, les terres ont été mises en prairies. « Avant on laissait toujours une terre en culture pour récolter du froment, mais ma sœur ne peut plus la cultiver », précise Marthe. Il est vrai que la parcelle en question, située de l’autre côté de la nationale est devenue moins accessible, à moins d’emprunter le boviduc. « Quand il y avait encore trois voies, on traversait à pied, maintenant ce n’est plus possible, c’est trop dangereux et puis, il y a un mur », regrette Marthe.La pluie rend difficile le fauchage de l’herbe. Jeanine reste pragmatique : « Les terrains sont en pente, on ne craint pas les inondations. Quand je vois ce qui se passe au Brésil, vraiment, je plains les gens ».
La nonagénaire s’excuse. Une nouvelle averse menace, il lui faut couper court à la conversation. Il reste encore quelques rangs de patates à terminer avant la nuit.
Philippe Suc
