En cette saison, il est fort plaisant de s’offrir du muguet ou de fêter l’armistice du 8 Mai 1945. Il est en revanche plus rare de commémorer la bataille de Diên Biên Phu qui marqua, en mai 1954, la fin de la guerre d’Indochine. Difficile d’imaginer des femmes dans cet univers martial empreint de virilité. Elles étaient pourtant bien présentes à Diên Biên Phu, même si trop peu de reportages ou documents historiques les évoquent.
À Diên Biên Phu, alors que les combats font rage depuis plusieurs semaines, la jeune Geneviève de Galard, convoyeuse de l’armée française, s’improvise infirmière et son dévouement est tel qu’elle est rapidement surnommée « l’ange de Diên Biên Phu », surnom qui lui restera bien après la guerre. Son courage lui vaudra de nombreuses décorations militaires dont la Légion d’honneur avec mention : « Restera pour les combattants […] la plus pure incarnation des vertus héroïques de l’infirmière française ». Elle écrira son autobiographie et restera dans l’Histoire comme « la seule femme du camp[1] ». Élaborer un très joli mythe, si possible virginal, permettait probablement à l’Armée et à la France d’adoucir l’amertume de la défaite.
Car ce qui est passé sous silence, c’est qu’elle n’est pas seule dans cet enfer. En mai 1954, d’autres silhouettes féminines s’agitent dans une atmosphère apocalyptique. Il s’agit des prostituées du bordel militaire de campagne de Diên Biên Phu. Avant l’ultime assaut, ordre est donné d’évacuer les civils. Une vingtaine de prostituées, de toutes nationalités, refusent et choisissent de rester. Elles endossent alors les rôles de cuisinières, d’infirmières, ou encore d’aides-soignantes et assistent les mourants avec une telle ferveur que le médecin commandant les compare à des « anges de la miséricorde[2] ». Étaient-elles complètement inconscientes de ce qui allait se jouer dans les prochains jours ? Avaient-elles noué des liens si profonds avec les soldats du camp qu’elles ne se sentaient pas de les abandonner ? Était-ce par devoir patriotique ou simple souci de se rendre utile ? Hélas, aucun témoignage ne nous permet de connaître avec certitude ce qui a motivé leur choix mais, en apprenant que certaines d’entre elles sont allées jusqu’à participer aux combats et se sont « battues comme des furies »[3], il me plaît à penser qu’elles y ont vu l’occasion de racheter leur âme, ou, tout du moins, leur honneur.
Quand les combats cessent enfin, Geneviève de Galard est faite prisonnière avec les soldats français. En revanche, le sort des prostituées survivantes est plus incertain même si elles semblent avoir été froidement exécutées par les combattants Vietminh à la reddition le 8 mai 1954, le droit de la guerre ne s’appliquant pas dans leur cas. Non seulement leur dévouement et leur héroïsme ont été complètement passés sous silence mais leur existence même a été effacée des manuels d’histoire. Il faut dire que si la présence de ces prostituées sur le camp était déjà gênante pour l’Armée, leur héroïsme en devenait carrément embarrassant. Gare à ceux qui, par leur témoignage, ont osé contredire la version officielle. Ils ont été priés de se taire ou bien frappés de censure, à l’instar du médecin commandant Paul Grauwin dont les Mémoires, écrits en 1954, ont été modifiés avant publication pour ne pas ternir l’image de l’Armée.
Ironie de l’histoire ou comble de l’injustice : les points d’appui du camp avaient été baptisés de prénoms féminins. L’Histoire retiendra cette anecdote militaire et les vétérans, dans les nombreux documentaires sur la guerre d’Indochine, évoqueront encore avec émotion, des années plus tard, le moment où Isabelle, Béatrice, ou encore Éliane sont tombées. Sans surprise, il n’est jamais fait mention de celles dont personne n’a retenu le nom et qui sont pourtant, elles aussi, tombées, non seulement à la guerre mais également dans l’oubli. Il faudra attendre plusieurs décennies pour que ces femmes réapparaissent timidement, fantômes de Diên Biên Phu, au détour d’un témoignage ou d’un article de presse[4].
Ce fait n’est cependant pas propre à l’Armée. Il s’inscrit au contraire dans une longue tradition d’invisibilisation des prostituées qui perdure de nos jours, non seulement dans l’Histoire mais également dans les médias, la culture et la société d’une manière générale.
Ces dernières années, le mouvement féministe et wokiste s’en donne pourtant à cœur joie quand il s’agit d’exhumer de l’Histoire des femmes qui en auraient été injustement effacées. Si, en plus d’être talentueuses ou méritantes, celles-ci se révèlent, de surcroît, avoir été privées de postérité au profit d’un mari ou d’un homme de leur entourage, ce n’en est que plus jouissif pour ces apprentis-justiciers qui ne se privent pas de les ériger en martyres du patriarcat. On aurait aimé y voir une manne inespérée, bien que tardive, pour les prostituées oubliées, de Diên Biên Phu ou d’ailleurs. Hélas, les nouvelles héroïnes, à la morale immaculée, semblent plutôt choisies au regard d’un néo-féminisme dont la plupart des mouvements préfèrent exclure les prostituées de leur lutte. Cette sélection donne lieu à une nouvelle discrimination, ultime insulte pour celles qui en avaient déjà été victimes une première fois et qui, depuis, reposaient peut-être en paix. Réhabiliter la mémoire des femmes : oui, mais pas toutes.
Soixante-dix ans après, il semble un peu tard pour donner aux prostituées de Diên Biên Phu les honneurs militaires ou civils qu’elles mériteraient, mais, peut-être, simplement, comme une ultime excuse, dire qu’elles ont été et ce qu’elles ont fait.
[1] Geneviève de Galard, Une femme à Diên Biên Phu, Les Arènes, 2003.
[2] Paul Grauwin, J’étais médecin à Diên Biên Phu, France-Empire, 1954.
[3] Hacène Chouchaoui, « Indochine : une guerre oubliée (France 3). La face cachée de la bataille de Diên Biên Phu », 1er mai 2024.
[4] Benoît Hopquin, « Les héroïnes oubliées de Diên Biên Phu », M le Mag, https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2023/07/08/les-heroines-oubliees-de-dien-bien-phu_6181073_4500055.html.
L’article Les putains de Diên Biên Phu est apparu en premier sur Causeur.