La mention figure en annexe. Page 137. Elle est très succincte : quatre mots seulement : "Ecoles Waldorf : contribution écrite". Mais suffisante, pour comprendre que les "écoles Waldorf" ont apporté leur vision à la commission sur les effets des écrans sur les enfants, dont les conclusions ont été remises en grande pompe à Emmanuel Macron le 30 avril. Rien de plus normal, pourrait-on penser. Il faut faire intervenir les différents représentants scolaires français, sur ce sujet qui touche en partie les élèves et l’école…
Sauf que ces établissements ne sont pas n’importe lesquels. Ils sont en réalité particulièrement controversés, faisant l’objet de nombreuses accusations de dérives sectaires ces dernières années. Dans son dernier rapport, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) s’inquiète de la mise en œuvre d’une potentielle "emprise mentale" sur les enfants qui y sont scolarisés. Pas franchement rassurant sur leur "expertise" en matière de bien-être pédiatrique.
Ces structures, toutes fédérées par la "fondation Waldorf", se revendiquent de l’héritage philosophique de Rudolf Steiner, penseur alternatif autrichien mort en 1925, et épris de spiritualisme et d’occultisme. Rudolf Steiner a notamment fondé l’anthroposophie, courant philosophique qui s’intéresse à l’influence de la Lune ou aux "énergies cosmiques" et qui fait régulièrement l’objet de signalements à la Miviludes. En 2021, une trentaine de saisines lui ont été adressées à ce sujet. Autant que pour la scientologie. Loin, très loin, d’une source fiable pour des politiques publiques.
Pourquoi faire figurer un tel interlocuteur dans un rapport qui se veut basé sur la science et qui doit établir une "expertise" nationale ? Interrogé par L’Express sur ce choix, le Pr Amine Benyamina, le président de la commission sur les écrans, reconnaît qu’il n’avait pas connaissance de la réputation de ces acteurs avant que naisse la polémique et comprend que la mention puisse poser problème. "Nous n’avions que trois mois. Il y a forcément quelques loupés, mais je trouve que la polémique est dommageable par rapport au travail qui a été fait", rétorque-t-il, entre deux consultations.
L’intéressé, psychiatre en exercice, réfute en revanche une quelconque "influence" des écoles Waldorf ou de l’anthroposophie dans les recommandations remises à Emmanuel Macron. "Nous avons recueilli de très nombreuses contributions, souvent à l’initiative des acteurs qui le souhaitaient. Celle de la fédération Waldorf est arrivée lundi, veille de bouclage. Nous en avons pris acte. Par honnêteté et transparence, nous avons mentionné qu’elle nous était parvenue. Mais cette mention ne fait pas office de validation et nos conclusions ne vont évidemment pas dans le sens des positions anthroposophiques."
Même son de cloche du côté de Grégoire Borst, professeur de psychologie du développement et de neurosciences cognitives de l’éducation à Paris Cité et chercheur au CNRS. Coauteur du rapport, il a dû défendre l’intégrité du travail de la commission sur la plateforme X (ex-Twitter), reconnaissant, lui aussi, une erreur due aux délais laissés par le président de la République. Tout en réaffirmant l’indépendance des travaux : "La contribution des écoles Waldorf n’aurait jamais dû être acceptée et apparaître sur le rapport […] Le rapport n’est pas un résumé des auditions ou contributions spontanées ou sollicitées mais le fruit de sa seule analyse."
Reste que la mention qui, à l’heure où L’Express écrit ces lignes, est toujours visible, crispe au regard des positions défendues par l’anthroposophie : "Les citer, c’est leur reconnaître une qualité d’expertise et leur donner une visibilité. Alors que leur argumentation n’a aucun fondement scientifique ou pédagogique et n’est que l’émanation de leurs croyances délirantes. Pour eux, l’informatique est l’œuvre d’un démon", regrette Grégoire Perra, ancien anthroposophe devenu lanceur d’alerte. L’organisation dément régulièrement cette vision mystique du sujet. Contactée, elle n’a pas été en mesure de nous répondre.
D'autres éléments surprennent. Des experts réputés et consensuels, comme Anne Cordier, ont été oubliés des crédits, dans ce qui ressemble à de la précipitation. Certaines fonctions sont également mal précisées, comme celles de Séverine Erhel (chroniqueuse à L'Express), cité comme "spécialiste de l’éducation au numérique", alors qu'elle est maitre de conférence en psychologie cognitive. Enfin, le collectif "surexposition-écrans" figure parmi les auditionnés. L’organisation, menée notamment par la médecin Anne-Lise Ducanda, est pourtant décriée pour ses affirmations alarmistes et contraires à la littérature scientifique sur les liens entre écrans et autisme. Une position reconnue comme marginale par le président de la commission lui-même.
Anne-Lise Ducanda, très active sur le sujet, a longtemps dénoncé un "autisme virtuel", pour qualifier les prétendus ravages des écrans. Elle laissait ainsi entendre que l’autisme pourrait être induit par les écrans, tellement ces derniers seraient délétères. Une théorie contraire à ce que l’on sait des causes de ce trouble du développement neurologique, en partie génétique et aussi lié à la santé du fœtus. Rien dans la littérature scientifique ne laisse penser que l’autisme puisse apparaître à cause d’une surexposition aux écrans.
Regarder des heures et des heures un téléphone, à peine sorti du berceau, tétine dans la bouche est bien associé à des retards du développement. C’est du moins ce qu’indique une étude française publiée dans The Journal of Child Psychology and Psychiatry en septembre 2023. Mais cela ne veut pas dire que les écrans eux-mêmes donnent ces problèmes. Et surtout, ces retards ne sont pas de même nature que les affections autistiques, très spécifiques.
Dans les interviews qu’elle donne encore très souvent sur le sujet, le Dr Ducanda parle désormais de "troubles que l’on peut confondre avec ceux de l’autisme". Un avis moins radical mais toujours controversé sur le plan scientifique. Là encore la participation d’une telle source interroge. "Nous avons simplement fait le choix d’auditionner Madame Ducanda car c’est une figure publique mise en avant dans les médias qui, de fait, participe aux discussions sur le sujet. Mais à aucun moment nous n’endossons ses positions ou ces thèses dans le rapport", justifie Amine Benyamina.
Le président de la commission estime qu’il est légitime dans le cadre de ces travaux grand public destinés à appuyer les politiques en la matière d’entendre tout "l’écosystème" sur le sujet. Il n’est pas possible d’y voir une légitimation de tel ou tel acteur, défend-il. "Nous avons écouté des gens d’horizons différents, d’approches différentes, on a par exemple entendu TikTok, Meta, en critiquant, évidemment leur position, quand il le fallait. Si on met de côté délibérément des points de vue, on nous accuserait aussi d’être biaisés", poursuit Amine Benyamina.
L’Express a vérifié. Dans le rapport, pas de trace d’éléments anthroposophiques, ni de la thèse de l’"autisme virtuel", en effet. "Les écrans ne sont pas à l’origine des troubles du neurodéveloppement ou trouble du spectre de l’autisme", est-il clairement écrit. Mais ses auteurs apportent toutefois une nuance étonnante : "Il convient de signaler qu’une exposition excessive aux écrans peut aggraver des symptômes liés à ces troubles chez les enfants qui en souffrent", est-il écrit. Une idée que réfute la Pr Catherine Barthélémy, pédopsychiatre, grande spécialiste française des troubles neurodéveloppementaux et actuelle président de l’Académie de médecine : "A ce jour, je n’ai pas lu d’étude scientifique récente et validée par la communauté internationale apportant la preuve que l’utilisation excessive des écrans pourrait aggraver les troubles du spectre autistique ou leurs symptômes", confirme-t-elle.
Cette prise de position dans un rapport officiel inquiète cette experte : "Nous partons de loin sur cette question, avec cette idée qui fut répandue, mais fausse, que l’autisme serait une conséquence de l’utilisation excessive des écrans. Je ne voudrais pas qu’on laisse le moindre doute émerger à nouveau sur cette question". Amine Benyamina évoque un "principe de précaution". Mais Catherine Barthélémy le souligne, s’il doit y avoir des précautions, celles-ci sont les mêmes pour tous les enfants, y compris ceux souffrant de ces troubles, avec notamment une très grande vigilance sur les effets des écrans sur le sommeil.
Dans certains cas, souligne une ancienne experte auprès des pouvoirs publics sur les troubles du spectre autistique, les écrans peuvent aussi être bénéfiques pour ces enfants : "Ces outils technologiques peuvent aider les autistes non verbaux à se faire comprendre avec d’autres méthodes de communication, des pictogrammes, etc. Il ne faudrait pas les en priver dans un grand mouvement de balancier anti-écrans". Le rapport le souligne y compris chez les tout-petits. Encore faudra-t-il que ces nuances passent derrière le message général d’interdiction.