Je me souviens. C’était le 21 septembre de l’an 2000, cette année marquée d’autant de zéros que de cercles olympiques, ou presque. Je me souviens d’une disparition. Avec Pérec, on aurait dû s’y attendre. La disparition de Perec (Georges), c’était sans "e", sans eux, ses parents partis en fumée sous un obus ou dans les camps. Avec Pérec (Marie‐Jo), ce fut sans elle. Son nom s’inscrivit, inerte, au tableau d’affichage du stade de Sydney, suivi par ces trois lettres énigmatiques : DNS. Did not start. Et ce fut tout. Disparue. Envolée. Dans la nuit australienne on aperçut une longue silhouette qui courait. Qui courait vers un avion. Une course sans médaille, sauf le reflet aveuglant de son revers. A cet instant il n’y eut plus de gazelle, plus de triple championne olympique, plus de fierté nationale, plus de reine guadeloupéenne. Il n’y eut plus qu’un grand point d’interrogation planté telle une pointe acérée dans la cendrée de l’absence.
Pourquoi ? Pourquoi maintenant, elle à qui ses temps pouvaient laisser espérer de nouveaux lauriers ? Faute de réponse on allongea la foulée de son patronyme. Les commentateurs parlaient perplexes de Marie-José Pérec, renonçant à la diminution du nom qui, ainsi que l’avait noté Roland Barthes dans ses Mythologies est proportionnelle à l’explosion de la notoriété. À ses débuts, en 1988, encore inconnue, son premier titre de championne de France avait été salué par son nom tout au long. Puis au fil des exploits, de championnats du monde en titres olympiques, elle était devenue Pérec, avant de se faire un prénom, Marie‐José. Et fatalement, familièrement, de devenir juste Marie‐Jo (j’entends la voix de Patrick Montel montant dans les aigus en Espagne et bien sûr pour son double couronnement du 400 mètres et du 200 mètres à Atlanta, Marie-José Pérec, Marie-José il faut y aller ! Marie‐Jo, Jo comme JO). Elle allait si vite, notre championne aux jambes interminables – "les plus belles jambes de Barcelone", fameux dessin signé Chenez –, qu’il fallait saluer au plus court à l’approche de l’emballage final. Marie‐Jo fit l’affaire.
À Sydney, dans la stupeur de ce non‐départ, l’énigme s’étala en toutes lettres. On connaissait, ou croyait connaître, Marie‐Jo. On ignorait tout de Marie-José Pérec. […]
On savait encore peu de la petite fille de Basse‐Terre rongée de superstitions et de chagrins d’enfant. Des troubles venus de très loin, auxquels s’étaient ajoutés des ennuis de santé contractés deux ans avant les Jeux, lors d’une mission en Afrique pour l’Unicef. Une mononucléose qui avait tourné à la myocardite, doublant sa fréquence cardiaque de 45 à 90 pulsations minute. A peine montait-elle un escalier qu’elle perdait son souffle. Il lui fallut des semaines de repos avant qu’elle puisse se réentraîner sérieusement. Mais dans cette période d’incertitude, le moral de celle qu’on appelait encore "l’icône" ou "la déesse des stades" s’était dangereusement mis en berne. […]
Alors se déclencha cette "machinerie" olympique, qui fit de notre championne une proie, face à un pays tout entier hostile, car acquis à sa rivale Cathy Freeman. Les commentateurs, les médias, les spectateurs, l’homme de la rue, tout le monde eut sa petite idée sur la défection de Marie-José Pérec (plus de petit nom désormais). Était-elle dopée et craignait-elle d’être confondue ? Non, déclarèrent avec fermeté les autorités sportives. Avait-elle, comme elle l’affirma un peu plus tard, été insultée dans les rues de Sydney, agressée verbalement, pourchassée jusque dans sa chambre d’hôtel qu’elle avait prise hors du village des athlètes ? La presse australienne se déchaîna.
Le Daily Telegraph qualifia Pérec de "Mademoiselle La Chicken" – la poule mouillée –, fustigeant sa "fuite panique" qui allait priver ces Jeux du duel emblématique attendu depuis Atlanta où Catherine Freeman avait dû se contenter de l’argent derrière la Guadeloupéenne aux semelles de vent. "Pérec fuit avant d’affronter Cathy", ainsi se résuma l’affaire. "Vous ne me verrez plus jamais courir", riposta Pérec. La sentence tomba, sèche, irrévocable. Même si la triple championne olympique espéra reprendre son chemin victorieux, le ressort était brisé. Le corps empêché. L’envie évanouie. La page à jamais tournée. […]
Sans doute la championne avait‐elle ses raisons que la raison ignorait, qu’elle seule peut-être (mais est‐ce si sûr ?) connaissait. Il reste que jamais l’athlétisme français ne connut pareil phénomène. Cette élégance alliée à la puissance, cette sensation donnée de facilité, quand ses adversaires s’échinent à lui coller aux basques. Elle vole, elle s’envole. J’ai souvent regardé les images de ses victoires olympiques. C’est chaque fois le même prodige. Tous les couloirs sont occupés par des athlètes lancées à toutes jambes vers la victoire. Elle seule donne l’impression de ralenti, d’aller l’amble, dans sa foulée ample et cruelle pour qui la défie. Il est là, le mystère Pérec. Aller vite sans paraître pressée.
Extrait de Je me souviens… de la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.
Tiré de Je me souviens de… la foulée de Pérec (et autres madeleines sportives), dirigé par Benoît Heimermann. Seuil, 226 p., 19,90 €.