Une histoire de « fascination » qui ne l’a jamais quittée… Clinicienne, elle s’attardait au chevet de personnes atteintes de lésions cérébrales et présentant des troubles du langage. Mais Sylvie Chokron avait envie d’en savoir plus et a repris « tout un cursus » pour devenir aussi chercheuse. « Au-delà du psy, j’avais envie de comprendre comment le cerveau produit des pensées, des émotions, comment il perçoit, comment et pourquoi il agit. » La neurophychologue et directrice de recherche au CNRS publie Dans le cerveau de… (Les Presses de la cité).
On a beau modéliser…« Je suis comme tous les chercheurs. C’est-à-dire que plus je sais de choses, moins j’en sais. De plus en plus de questions se présentent. L’idée même de ce livre est d’expliquer qu’il y a d’un côté tous les travaux sur la modélisation cérébrale, mais d’un autre côté tout cela ne nous explique pas du tout à quel point le cerveau est unique et reste une entité obscure. Ces trente dernières années, les plus gros budgets en neurosciences portaient sur des projets pour modéliser le cerveau humain, en créant un cerveau artificiel représentant tous les cerveaux. Cela n’a pas abouti car des connaissances nous manquent. Il reste cette singularité des cerveaux, auquel répond le nouveau courant de neurobiodiversité. »
Les 10 % ? « Un mythe »Le cerveau traîne son lot de clichés. Comme celui qui prétend qu’on n’en utilise que 10 %… « C’est un mythe. Je crois qu’on confond non conscient et non utilisé. En réalité, même si vous faites passer une IRM à quelqu’un qui ne fait rien, presque tout son cerveau sera animé parce qu’il pense, met en relation ce qu’il a fait et ce qu’il va faire… D’ailleurs, si on n’utilisait que 10 % de son cerveau, ce ne serait pas grave d’avoir une tumeur ou un AVC. Or, ce n’est pas le cas. »
Inné ou acquis ?« On ne sait pas différencier la part entre l’inné et l’acquis. Considère-t-on, par exemple, que ce qui se passe in utero est de l’apprentissage ? Aujourd’hui, on parle d’un pré-équipement inné, d’origine génétique, et ensuite, toutes les stimulations du milieu vont venir activer cet équipement de base, ce core-mechanism. » Cet apport inné est-il égalitaire ? « C’est très dur de répondre à cela. Techniquement, oui, même si Einstein, par exemple, avait un cerveau beaucoup plus petit que la moyenne des hommes. Et pourtant… Il y a sans doute des facteurs génétiques. Il existe des familles de polytechniciens, des familles d’enfants précoces, de musiciens…
Mais reste que ces enfants baignent dans un environnement particulier. Mozart a été mis au piano avant de parler.
Cela reste difficile de séparer des facteurs innés et acquis. On est en revanche sûr de la plasticité très importante du cerveau. Si on stimule un jeune cerveau qui a eu un problème, il peut rattraper son retard. Les stimulations du milieu pèsent sans doute au moins aussi lourd que l’équipement génétique. »
Souvent cerveau varie« Même dans une tâche simple – additionner pour arriver à 10 par exemple – on sait que le cerveau emploie des stratégies très différentes. La neurodiversité n’est pas juste morphologique, mais opérationnelle. Et elle n’existe pas seulement entre deux individus, mais aussi chez un même individu à des moments différents. Le cerveau n’est pas un organe fixé. Cette variabilité est liée à une multitude de facteurs. Notre cerveau n’est pas une machine. »
« Faire équipe »« À travers ce livre, je voulais faire découvrir des modes de fonctionnement du cerveau différents des nôtres, ou semblables alors qu’on fait des choses différentes. Face à une personne synesthète qui quand elle lit un mot sent une odeur, on peut soit être surpris, soit se reconnaître.
Je milite beaucoup pour que les gens puissent mieux connaître leur fonctionnement cognitif. Je considère qu’on fait équipe avec son cerveau et c’est quand même bien de savoir avec qui on fait équipe !
On peut s’inspirer aussi d’autres stratégies. Une forme de neuro-éducation est intéressante à tout âge. On peut expliquer que l’hyper-sensibilité n’est pas qu’un trouble, que cela peut être un atout pour détecter les choses plus rapidement, plus finement. Cela ouvre des perspectives. »
Comment devenir optimiste« À travers le portrait du journaliste François Saltiel, grand optimiste, je montre comment il favorise les situations où il va prendre des risques et sortir grandi de cette expérience. De même, les optimistes, lorsqu’ils mémorisent, ne mettent pas le même poids sur les évènements positifs, surreprésentés, et négatifs qu’ils tendent à oublier. Les neurosciences permettent aussi d’apprendre des choses sur soi. »
Au plus près« Grâce au va-et-vient entre un individu précis et les travaux de neurosciences plus généraux, on va aller plus loin. C’est ce que j’explique en abordant la peur avec la reporter de guerre Anne Poiret. Dans les articles scientifiques, on va vous répéter que l’amygdale cérébrale est la région de la peur, mais on ne va jamais vous dire qu’on peut avoir extrêmement peur à Paris chez soi et pas du tout dans une ville en guerre parce qu’on est dans son travail, qu’on a automatisé les processus cognitifs qui permettent de réagir au mieux… »
IA versus cerveau« C’est un outil d’analyse dont l’Homme a tout intérêt à se servir mais, notre génération et, à mon avis, plusieurs parmi les suivantes, ne verront pas une IA avec les mêmes compétences que notre cerveau, tout simplement parce que la majeure partie de ces compétences cognitives humaines est inconsciente, passant par des voies sous-corticales. On ne sait donc même pas les modéliser. Deuxième limite : de notre vivant, on ne verra pas l’IA capable d’expliquer, de critiquer, de donner une préférence. Sur des tâches complexes, l’IA ne tient pas la comparaison avec l’humain. »
Florence Chédotal