"Il va arriver par la gauche, ça approche", lance un militant, casquette et veste bleue floquée "Vivement le 9 juin". La foule se presse sur le boulevard du 14-juillet, à Sens (Yonne). L’actualité du jour, ici, c’est l’ouverture de la grande foire annuelle, au cœur du centre-ville. Mais un autre événement s’apprête à éclipser temporairement les camelots.
Jordan Bardella, président du Rassemblement national et tête de liste du parti pour les élections européennes, est attendu vers 11 heures. Environ 250 personnes l’attendent de pied ferme, prêtes à dégainer leur téléphone à la moindre voiture suspecte. "Il est jeune, il parle bien, on va essayer d’avoir une petite photo", lance Sylvie, entourée de ses petits-enfants. Électrice du clan Le Pen depuis longtemps, elle a fait une heure de route depuis le Loiret pour apercevoir le candidat favori des sondages.
Des militants et quelques opposantsEngagé dans une "campagne de proximité", Jordan Bardella s’est lancé dans une tournée des foires. Et à chaque fois, les fans sont là. Le week-end dernier, le candidat nationaliste à enchainé les autographes en Seine-et-Marne, puis les selfies en Isère quelques heures plus tard. Dans l’Yonne, le RN est en terrain conquis. La ville de Sens résiste, mais les alentours beaucoup moins. Aux dernières législatives, le département a envoyé deux députés RN sur trois à l’Assemblée nationale, dont le très médiatique Julien Odoul.
Alors que l’arrivée de l’eurodéputé se précise boulevard du 14-juillet, un collectif "contre l’extrême droite" déploie une large banderole au milieu des sympathisants avec l’inscription "Pas de R Haine chez nous". L’action portée par une poignée de membres se veut surtout symbolique. "On est venu montrer qu’on n’est pas d’accord, qu’on n’accepte pas leur politique", témoigne Laurène. Dans l’autre camp, la riposte s’organise. "Dès que Jordan arrive, on se met tous devant la banderole pour pas qu’il la voit. Il y aura que des vestes bleues", glisse un militant local. Le collectif "89 contre l'extrême droite" a manifesté contre la venue du candidat. 11 h 18, la voiture fend la foule qui se met à entonner la Marseillaise. Jordan Bardella apparaît, encerclé par une nuée d’appareils photos. L’ex-commissaire Matthieu Valet est aussi du voyage. Assailli par les demandes de selfie, il faudra trente minutes à la tête de liste pour parcourir les 200 premiers mètres.
Des jeunes convaincusInès et Dorian, tous les deux 18 ans, voteront pour la première fois le 9 juin. Et ils ont déjà fait leur choix. "On est venu exprès pour le rencontrer, ça nous tenait à cœur. Comme il est jeune, on se reconnaît. Quand on a quelqu’un de charismatique qui s’exprime bien, ça joue, il est très fort. Cette photo, c’est une fierté", assure Dorian, montrant le selfie difficilement obtenu. Comme eux, de nombreux ados ou jeunes adultes ont fait le déplacement.
"Jordan, vous n'avez pas besoin de jeunes de 16 ans au RN ?", demande Julien avec un large sourire. Lui n’a pas encore l’âge de voter, mais est venu "témoigner son soutien". "Il représente l’engagement politique chez les jeunes aujourd’hui, c’est mieux de le voir lui que Marine Le Pen, c’est plus parlant pour moi", confie l’adolescent. Selon un récent sondage Opinionway, Jordan Bardella récolterait 32 % des intentions de vote des 18-24 ans. Certains le suivent notamment sur les réseaux sociaux comme Tik Tok, où le candidat compte plus d’un million d’abonnés.Le candidat multiplie les déplacements sur les foires.
"Il ne s'appelle pas Le Pen"Le personnage séduit autant par sa personnalité, que par le programme défendu. Dont beaucoup ne connaissent d’ailleurs que les grandes lignes. Sur la foire de Sens, les sympathisants se disent surtout attachés à l’aspect sécuritaire et à la thématique du pouvoir d’achat, dont le RN s’érige en défenseur. Le parti se fait aussi le réceptacle de la colère anti-Macron qui agite le monde rural. Ces dernières années, le parti a rogné sur ses principes pro-Frexit qui avaient fragilisé Marine Le Pen en 2017. Sans que ces revirements ne découragent la base.
"Moi, l’Europe je m’en occupe pas trop vous savez. Ce que je veux, c’est que Macron prenne une veste", s’amuse Fabrice, retraité de la gendarmerie. Avec sa femme, ils sont des fidèles du parti qui votaient "même Jean-Marie". Mais le couple estime aujourd’hui que l’avenir s’écrira avec le "phénomène" Bardella. "Il a des chances de faire sortir le parti, parce qu’il ne s’appelle pas Le Pen. Le nom fait peur. J’espère qu’en 2027 ce sera lui", déclare l’ancien gendarme.Jordan Bardella a enchaîné selfies et autographes.
Dans le JDD la semaine dernière, le candidat RN affichait son ambition de "normaliser le parti". La stratégie n’est pas nouvelle, mais semble de plus en plus efficace. En 2014, le Front national gagnait sa première élection nationale lors de ces mêmes européennes. "Un choc à l’échelle du monde", réagissait à l’époque la ministre Ségolène Royal. Le Premier ministre Manuel Valls y voyait aussi "un choc, un séisme". Dix ans plus tard, les urnes choquent moins et les files d’attente pour un selfie s’étirent le long des foires.
Sophie BardinPhotos : Céline Niel