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Sonia Kronlund : “Est-ce que la mise en scène est une forme d’imposture ?”

À l’origine de L’Homme aux mille visages, il y a une série documentaire tirée du podcast Les Pieds sur terre dont Sonia Kronlund est l’emblématique productrice et la voix si reconnaissable. C’est en 2017, que la journaliste décide de porter cette enquête au long cours au cinéma avant de l’adapter en livre (sorti le 3 janvier 2024 aux éditions Grasset).

Dans ce récit à la première personne, Sonia Kronlund signe une histoire partageable, qui aurait pu arriver à toutes, rassemble et interroge des femmes victimes d’un imposteur. De Nothingwood, portrait du plus prolifique et fantasque cinéaste pakistanais à L’homme aux mille visages, la réalisatrice aura observé et exposé via la forme documentaire, le parcours d’hommes dont la puissance narcissique s’exprime par le désir irrépressible de fiction. L’occasion d’une discussion avec Sonia Kronlund sur les résonances actuelles de son film, sur le danger du fantasme et la nécessité de s’en éloigner avec légèreté.

Il y a cette scène dans le film où vous consultez une amie avocate pour évaluer les risques que vous encourez à divulguer le visage de cet imposteur. C’est ce besoin de montrer qui vous a poussé à passer du format audio au cinéma ?

Sonia Kronlund – C’est apparu comme une nécessité. Le fait de montrer le visage de femmes qui ont été humiliées par cet homme et qui ont fait un effort important pour témoigner dans le film, et ne pas montrer son visage à lui… Cela m’a semblé moralement très difficile à tenir comme position. On a beaucoup réfléchi à cette question, il y a eu un an de montage, on a essayé plein de choses. Dans le film, il y a plusieurs filles qui acceptent de raconter leur histoire, parfois de montrer leur visage, de s’exposer. Je ne pouvais pas leur dire qu’on avait flouté le gars. Mais je n’étais pas sûre de pouvoir le rencontrer, je ne savais pas si ça allait marcher. Puis nous avons fini par prendre cette décision, artistique et morale, le montrer, puisque c’est un film de cinéma, c’est mon point de vue sur cette histoire.

Vos films entretiennent un lien très fort à la fiction. De Nothingwood à L’Homme aux mille visages, vous avez raconté l’histoire d’hommes obsédés par un désir de fiction comme puissance narcissique.

Oui, c’est une puissance manipulatrice. Pour le premier c’est très clair, pour le deuxième c’est plus indirect. Mes films sont aussi des métaphores du métier de réalisateur. Quand vous avez cent heures d’images et que vous finissez avec un montage d’1h30, le rapport à la vérité est très différent. Vous créez votre point de vue sur le réel, il s’impose. Si l’on réfléchit comme ça, ces personnages sont des metteurs en scène. Je pense que l’imposteur voit chez ces femmes la possibilité qu’elle lui donne de créer de raconter des histoires. C’est un scénariste très habile et créatif, c’est un fan de cinéma. Son film préféré, c’est Arrête moi si tu peux de Steven Spielberg qu’il a d’ailleurs fait voir à plusieurs femmes. Est-ce que la mise en scène est une forme d’imposture ? Je ne sais pas. Je me suis retrouvée dans ce film par exemple à diriger des actrices, chose que je n’avais jamais faite dans ma vie. C’est assez fascinant, vous dites à la personne “dis ceci, fais cela” et elle le fait. Il y a quelque de troublant.

Le film est très intéressant dans la manière dont il exacerbe tout un tas de constructions sociales binaires sur le féminin et le masculin avec notamment le mythe du prince charmant. Même les femmes qui paraissent les plus aptes à résister à ce type de schéma, y succombent.


Oui, c’est quelqu’un qui renvoie à tout un imaginaire collectif, à la fiction du prince charmant effectivement, du latin lover, du médecin, du chirurgien, de l’ingénieur… C’est un imaginaire conservateur, mais en même temps c’est quelqu’un qui va s’adapter aux femmes qu’il rencontre. Quand il était en Pologne, nous avons discuté et il était pour l’avortement. Il s’adapte au contexte, avec les filles de gauche, il va être à gauche. Il va même changer un peu sa manière de s’habiller, selon les femmes avec lesquelles il est. C’est vrai qu’il puise dans un imaginaire hyper cliché qui n’est pas du tout déconstruit mais je ne serais pas du tout surprise qu’il s’adapte à l’ère post MeToo.

Y a-t-il des artistes, des réalisatrices qui vous réjouissent particulièrement dans la manière dont elles s’attaquent à ces fantasmes ?

Le film est né en 2017, MeToo était encore tout récent. C’est un film que nous avons mis du temps à faire, qui s’est construit avec cette prise de conscience collective mais aussi avec la mienne. Pour moi, le grand tournant se situe au moment où j’ai écouté les trois heures d’entretien que donne Virginie Despentes, à Victoire Tuaillon dans son podcast (Les couilles sur la table). Je l’ai trouvé brillante. Ça a vraiment été pour moi le début d’une compréhension de tout ce dont on parle aujourd’hui, de la domination masculine, de la nécessaire reconstruction avec la possibilité de repenser les rapports entre les genres, de repenser le couple, la sexualité, en dehors du fantasme du viol. Comme toujours quand on écoute des podcasts, on se souvient où on était quand on les écoutait. Je me revois dans ces rames de métro, je pourrai même dire à quelle station c’était.

À la fin de votre film, vous employez des méthodes “similaires” à celle de l’imposteur. La scène a quelque chose de jubilatoire, elle permet au film d’assumer sa part libératrice de revenge movie.

Je suis d’accord. C’est ma proposition à la fois de cinéma, de réparation et de réponse possible à ce qu’il a fait en sachant que la justice ne peut pas grand-chose. J’assume aussi une part de légèreté puisque ça reste un film. Je pense que ça permet de tourner la page en riant un peu, ce qui soulage. Ça remet les pendules à l’heure, notre ego est un peu réparé. C’est en tout cas ma solution.

Votre film résonne avec la manière dont des femmes comme Judith Godrèche, qui s’est exprimée sur Instagram ou Adèle Haenel, sur le plateau de Mediapart en 2019, ont créé leur propre espace de parole pour parler de viol, de violences sexistes et sexuelles. Votre film invente aussi un espace où la parole est rendue audible.

Je crée à la fois un espace et une action collective qui nous ressemble, qui nous lie, elles et moi. L’une d’elles m’a raconté que lors de la dernière semaine qu’elle a passée avec cet homme, elle avait découvert le mensonge. Elle m’a parlé d’un moment où ils étaient en voiture et où elle a entendu passer à la radio la chanson J’ai choisi de rire de Jeanne Moreau. Ça m’est resté en tête. Ce film me ressemble. Les femmes l’ont vu. Certaines ont trouvé qu’il y avait la bonne distance. D’autres, dont une notamment, ont pensé que ce n’est pas assez méchant. Mais ça me ressemble, ça ressemble à quelqu’un de ma génération qui s’empare de ce mouvement et qui en fait quelque chose qui n’est pas non plus ce qu’en ferait Mediapart. C’est moins frontal, parce que ce n’est pas mon caractère et que ce n’est pas non plus un violeur.

Sous ses airs légers, le film pointe quand même de manière assez claire une défaillance de la justice.

Oui, l’une des femmes a d’ailleurs porté plainte et l’affaire a été classée sans suite. La difficulté pour elles était de pouvoir créer ce collectif sans avoir peur. Quand j’ai pensé à faire le film, je me suis dit que s’il le voyait et qu’il n’était pas content il ne pourrait s’en prendre qu’à moi. C’est ok, je ne suis pas seule, j’ai plein de partenaires super (rires) ! S’il pouvait y avoir une justice ce serait quand même bien, puisque ce n’est pas non plus le but du film que de se substituer à elle.

L’Homme aux mille visages de Sonia Kronlund (Fr., Pol., 2023, 1 h 30). En salle le 17 avril.

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