L’attaque iranienne, ce week-end, sur le territoire israélien marque un tournant dans le rapport de forces dans la région. Avec de gros risques d’embrasement.
Après l’attaque iranienne massive dans la nuit de samedi à dimanche, le monde retient son souffle dans l'attente de la riposte d’Israël. « Une logique escalatoire inscrite dans les conséquences du 7 octobre », selon David Rigoulet-Roze, chercheur associé à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L’Harmattan).
Jusqu’ici, les Iraniens utilisaient leurs proxys, les Houthis au Yémen et le Hezbollah libanais, pour frapper Israël. Pourquoi cette attaque directe depuis leur sol ?
Cette riposte était attendue et annoncée. Elle était jugée « inéluctable » après la frappe israélienne sur l’annexe consulaire de l’ambassade iranienne à Damas, qui a visé des hauts gradés de la force Al Qods, les Gardiens de la révolution. Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, avait d’ailleurs dit que celle-ci marquait « un tournant ». Mais si les Américains ont vraisemblablement été prévenus en amont par Téhéran, c’était justement pour éviter d’entrer dans une logique totalement escalatoire.
Est-ce le signe des hésitations de Téhéran ?
Il y a eu un débat intense à Téhéran pour savoir s’il fallait répliquer de manière directe ou pas sur le sol israélien. Cette option, qui a finalement été retenue, marque « une rupture profonde dans l’équilibre de la violence régionale », selon la formulation d’Emmanuel Macron. De ce point de vue là, il y a une réécriture de la grammaire stratégique induite par cette décision car nous ne sommes plus dans l’implicite. La posture de l’Iran était jusque-là ce que les Anglo-Saxons qualifient de plausible deniability, le “déni plausible”. Ce qui revient à dire : “ce n’est pas nous. Ce sont nos mandataires qui ont leur propre agenda et autonomie”. Là, l’Iran en tant que tel a décidé de frapper le territoire israélien.
Les Iraniens plaident avoir réagi avec retenue…
Leur réplique a été calibrée et paramétrée. Même si elle a été très spectaculaire avec quelque 300 drones et missiles, les Iraniens voulaient manifestement éviter qu’il y ait trop de victimes et de dégâts. Le fait qu’il faille plusieurs heures de trajets pour ces engins rendait possible leur interception, ce qu’avait sans doute anticipé Téhéran. Mohammed Baqeri, le chef d’état-major de l’armée iranienne, a signifié “qu’aucun centre urbain et économique n’avait été ciblé”, en sous-entendant que cela aurait pu être le cas. Les Iraniens ont visé la base militaire aérienne de Nevatim dans le Negev d’où seraient partis les F 35 qui ont bombardé l’annexe consulaire à Damas.
Quid maintenant de la riposte israélienne ?
Même s’il y a eu peu de dégâts, il est difficilement concevable qu’Israël ne se sente pas obligé de répondre. Le fait que la sanctuarisation de son territoire ait été ainsi menacée est inconcevable dans le logiciel sécuritaire de l’État hébreu, a fortiori après le 7 octobre. La véritable question renvoie à la temporalité et aux modalités de cette réponse. C’est peu ou prou le problème qui s’était posé aux Iraniens, de savoir où mettre le curseur. En sachant que les Israéliens ont la pression des Américains qui ne veulent pas d’une escalade régionale. Les Iraniens ne le souhaitent du reste pas non plus. Mais un seuil a été franchi et on ne peut plus revenir en arrière.
Le gouvernement israélien semble divisé sur la suite à donner…
Il y a un consensus en Israël sur la nécessité d’une réponse. L’enjeu réside dans la pertinence de la réponse à apporter afin d’éviter de rentrer dans une logique escalatoire. Mais il y en aura certainement une pour une raison simple. L’attaque iranienne a montré que l’État hébreu pouvait être visé par son ennemi existentiel. Et comme l’ont précisé certains membres des Gardiens de la révolution, les Iraniens n’ont pas utilisé les missiles les plus sophistiqués à leur disposition. Il suffit d’imaginer le cas de figure où, de manière concomitante, le Hezbollah soit sollicité par Téhéran pour rentrer dans l’arène avec ses près de 150.000 missiles et on prend la mesure du problème. Ce qui a été présenté comme un échec militaire iranien et un succès technologique israélien avec un taux d’interception de 99 % des drones et missiles peut aussi être lu comme un succès stratégique iranien. Il ne s’agissait pas d’une situation extrême avec plusieurs milliers de missiles en provenance de différentes scènes, dont le Liban. Dans une telle situation, le système de défense anti-aérienne “Dôme de fer” serait saturé en 24 heures. Cet épisode a donc montré la fragilité de la sanctuarisation de l’État hébreu.
D’où l’obligation des Israéliens de répliquer ?
Les Israéliens ne peuvent pas laisser les choses en l’état. Il s’agit de restaurer une forme de dissuasion. In fine, on en revient, comme pour les Iraniens, à la nature et à la gradation de la réplique.
En difficulté sur le plan intérieur, Benjamin Netanyahu peut-il profiter de cette séquence ?
C’est incontestablement une opportunité pour lui. Il était très en difficulté avec la situation à Gaza, et la pression des familles des otages et de l’opinion publique intérieure. Sans même évoquer celle venant de la communauté internationale. Cela lui permet opportunément de se repositionner, voire de relancer le rapprochement implicite avec les États arabes voisins. Il n’est pas sûr que l’opération à Gaza invalide à long terme le processus de la dynamique des accords d’Abraham. Cette dynamique risque seulement d’être différée en étant paradoxalement renforcée en profondeur. Car ces États arabes perçoivent plus que jamais l’Iran comme une menace. Sans le dire explicitement, ils peuvent être tentés de se rapprocher encore davantage d’Israël.
Craignez-vous une extension du conflit ?
L’opération à Gaza n’est vraisemblablement qu’une séquence pour les Israéliens. Tsahal regarde de plus en plus vers le nord. Le prochain front après Gaza pourrait être le Liban et la cible, le Hezbollah. Une logique escalatoire est inscrite dans les conséquences du 7 octobre. Sans réduire le pouvoir de nuisance de l’Iran et de ses mandataires, l’État hébreu considère qu’il ne peut pas se sentir en sécurité. D’où la formule d’Antonio Guterres, le secrétaire général de l’Onu, la région se trouve "au bord du précipice".
Propos recueillis par Dominique Diogon
