"La mort a la beauté de la vérité. C’est elle, c’est sa grandeur, que je vois à travers ces traits qui furent aimables, aimés, adorés, et qu’elle envahit", écrit Ferdinand Hodler en 1917. Deux années plus tôt, le peintre suisse peignait en temps réel la maladie puis la mort de Valentine Godé-Darel (1873-1915), muse, maîtresse et mère de leur fille Pauline. L’histoire est triste. En 1913, Valentine apprend sa grossesse en même temps que son cancer. La naissance de Pauline, dite Paulette, se superpose alors aux croquis et aux peintures de Ferdinand qui retracent, sur papier ou sur toile, l’avancée du crabe chez celle qu’il appelle "la passion la plus intense de [sa] vie". Hodler a ainsi scrupuleusement documenté l’agonie d’un être cher, série qui deviendra une contribution emblématique de l’histoire de l’art moderne. "Personne n’a encore jamais fait cela", confie-t-il à la collectionneuse Gertrud Dübi-Müller, conscient de se confronter à quelque chose d’inédit, de tabou même.
Ce lien macabre entre le peintre et la femme aimée, où s’entremêlent l’art et l’intime, le musée Jenisch Vevey, en Suisse, le met en lumière jusqu’au 21 mai en partenariat avec l’Institut Ferdinand Hodler de Genève. En réunissant 115 pièces issues du fonds de Vevey, mais aussi de collections publiques et privées, les commissaires Anne-Sophie Poirot et Niklaus Manuel Güdel posent "un regard actualisé et critique sur la relation unissant les deux protagonistes, ainsi que sur l’ensemble d’œuvres majeur qu’est le cycle de Valentine". La dernière présentation publique d’importance de la série datait de 1976. "Le parcours invite à reconsidérer la femme derrière le modèle et, plus largement, à se questionner sur l’autre, celui qu’on aime, celui qu’on pleure", soulignent les curateurs. Ici, l’engagement affectif se double d’enjeux artistiques majeurs.
Un livre, sous la forme d’un coffret en deux tomes, paru aux Cahiers dessinés, décrypte en détail ce lien hors normes. Ferdinand et Valentine se rencontrent vers 1908, quand le peintre achève sa frise monumentale sur L’Amour et Le Désir. Il a 55 ans. Comédienne, elle en a 35. Leurs vingt années d’écart précipitent le lien "peintre-modèle" vers une liaison passionnelle. Hodler s’y investit avec un vécu indissociable de la mort. Adolescent, il était déjà orphelin de toutes parts : ses parents comme ses frères et sœurs ont succombé sous ses yeux à la tuberculose. La fragilité humaine et le dernier souffle rendu lui sont dramatiquement familiers, avant de devenir une obsession picturale.
En 1909, déjà en ménage avec Valentine, il immortalise son ex-compagne, Augustine Dupin, mère de leur fils Hector, sur sa dernière couche, comme une sorte de brouillon aux esquisses, dessins et peintures du cycle monumental qu’il commence à réaliser quatre ans plus tard : au total, 200 œuvres – dessins, peinture et pages de carnet – qui restituent avec une cruelle minutie le calvaire de Valentine Godé-Darel, jusqu’à son trépas, le 25 janvier 1915. Cette précision brute et l’acceptation de son modèle qui semble, en actrice consommée, collaborer à l’entreprise de son amant, c’est la force du pinceau de Hodler et de son langage pictural basé sur la symétrie et la répétition des formes qu’il nomme "parallélisme".
Ironie du sort, l’artiste, qui rendit l’âme trois ans plus tard, fut lui aussi saisi dans ses ultimes instants par l’objectif de son amie Gertrud Dübi-Müller. Le peintre de la mort est ainsi devenu à son tour un modèle de la grande faucheuse.