Souvent, en cours d’année, mes élèves découvrent que j’écris des romans. Et alors, passée la question cruciale de « ça gagne combien un écrivain ? » (j’ai remarqué que les adolescents avaient moins de timidité à la poser que les adultes), ils me demandent s’il se peut qu’ils m’inspirent un jour un livre. Et la question devient, presque à chaque fois, supplique : Ecrivez un livre sur nous. Allez !
Ils ne sont pas dupes, ils savent que les livres sont de piètres pourvoyeurs de gloire. La pauvre femme qui a inspiré Madame Bovary n’a jamais été célébrée. Si elle vivait aujourd’hui, je lui conseillerais plutôt de tenter sa chance à « L’amour est dans le pré », - ça vaut toujours mieux qu’un sinistre fait divers pour grand écrivain.
La vie avance a d’autres chats à fouetterNon, j’ai envie de croire que si mes élèves me réclament un roman, c’est pour que je ne les oublie pas. C’est pourtant prévu, qu’on s’oublie. La répétition des jours, des cours, l’ennui mortel qu’on s’inspire parfois et qui semble immuable, gravé dans la pierre, c’est même ce qui passera le plus vite. Parce que la vie avance et qu’elle a d’autres chats à fouetter. Cette idée m’est insupportable, tout comme le fait que certains visages, sur ma photo de classe de Terminale soient redevenus anonymes. J’aurais sauvé leurs noms, si seulement je les avais écrits.
C’est anecdotique, c’est rien, me direz-vous, mais c’est précisément une des fonctions de l’écriture que de rendre inoubliable la plus minuscule – une poussière, une paillette –, et singulière part des hommes.
Je décrète donc inoubliables : le vernis noir écaillé sur les ongles de Bastien (*). Le pendentif Dollars de Kim. Les dessins dans les marges des cahiers d’Adam (kalachnikovs) et de Ceren (maisons d’architecte dans le style de Franck Llyod Wright ).
Dylan, Leila, Noah...Inoubliable, le refus de Dylan d’apprendre à lire l’heure, à 13 ans, quand bien même cette lacune le couvre de honte. L’insolence de Leila, sa cuirasse d’intelligence et de beauté. L’embarras de Noah, qui ne sait pas comment cacher ses cheveux coupés trop courts au retour des vacances. Anaïs qui lit Raison et Sentiments en loucedé. La confusion de Séléna quand elle m’entend la reprendre : « On ne dit pas elle m’a insultée de pute. On dit elle m’a traitée de pute ». Matys, dans son short quatre saisons, folâtrant dans la neige comme un jeune chiot, hilare, les joues rose, des stalactites lui coulant des narines. Inoubliables, les frêles avant-bras de Manon le seul jour de l’année où elle ne porte pas de manches longues, et les rayures des cicatrices, et sa voix pâle qui me dit : « Si, si, c’est bien ce que vous croyez ». Je me demande comment tout cela va se terminer.
(*) Tous les prénoms ont été changés.
Astrid Eliard